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352 LES ANNÉES D’APPRENTISSAGE

soufflet si bien appliqué, que la poudre de sa chevelure me vola dans les yeux. Quand je les eus essuyés, et me fus un peu remise de ma frayeur, je vis les deux adversaires l’épée à la main. Narcisse était couvert de sang, et le capitaine, égaré par l’ivresse, la colère et la jalousie, pouvait à peine être contenu par toute la société. J’entraînai Narcisse dans une autre chambre, à l’étage supérieur, et, comme je ne croyais pas mon ami en sûreté contre son furieux adversaire, je poussai le verrou. Nous ne jugions pas la chose sérieuse, car nous ne lui voyions qu’une légère blessure à la main, mais bientôt nous vîmes le sang couler a flots sur ses épaules, et nous remarquâmes une grande blessure à la tête. Saisie de frayeur, je courus au vestibule pour appeler du secours ; mais je ne trouvai personne, tout le monde étant resté en bas pour contenir le forcené. Enfin une jeune fille de la maison accourut, et sa gaieté me fit cruellement souffrir je la voyais prête à mourir de rire de cette scène extravagante et de cette maudite comédie. Je la conjurai de faire appeler un chirurgien, et, avec sa fougue naturelle, elle courut bien vite en chercher un elle-même. Je retournai vers mon blessé ; je lui bandai la main avec mon mouchoir et la tête avec une cravate, que je trouvai dans la chambre. Le sang coulait toujours en abondance ; le chirurgien ne venait pas le blessé pâlissait et semblait près de s’évanouir. Il n’y avait personne dans le voisinage qui pût me seconder je l’entourai de mes bras, sans aucune gêne, et cherchai à le ranimer, en le caressant de la main cela parut produire sur lui l’effet d’un secours spirituel : il conserva sa connaissance, mais il était d’une pâleur mortelle.

Enfin la maîtresse de la maison parui, et quelle ne fut pas sa frayeur, quand elle vit son hôte couché, dans cet état, sur mon bras, et qu’elle nous vit l’un et l’autre baignés de sang ! Personne ne s’était figuré que Narcisse fût blessé ; tous croyaient que je l’avais fait échapper sain et sauf.

Le vin, les eaux de senteur et tout ce qui peut soulager un blessé, arriva bientôt en abondance ; le chirurgien vint aussi, et j’aurais bien pu me retirer, mais Narcisse me retenait par la main, et, sans être retenue, je serais bien demeurée. Je continuai à le frictionner avec du vin pendant le pansement, sans