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278 LES ANNÉES D’APPRENTISSAGE

d’un ami et d’une foule de livres ; et que je sais, il est vrai, les choses que cet écrit renferme et bien d’autres du même genre, mais ne les entends point et ne me soucie nullement de m’en occuper. Que m’importe de fabriquer de bon fer, si mon cœur est plein de scories ? Que me sert de mettre en ordre un domaine, si je suis toujours en désaccord avec moi ?

« Pour te le dire en un mot, me développer moi-même, tel que m’a fait la nature, fut vaguement, dès mes jeunes années, mon désir et mon dessein. Je nourris encore les mêmes sentiments mais j’ai une idée un peu plus claire des moyens qui me rendront le succès possible. J’ai vu plus de monde que tu ne crois, et j’en ai mieux profité que tu ne penses. Prête donc quelque attention à mes paroles, quand même elles ne s’accorderaient pas tout à fait avec tes vues.

« Si j’étais gentilhomme, notre discussion serait bientôt terminée mais, comme je ne suis qu’un bourgeois, il faut que je suive une voie particulière, et je souhaite que tu veuilles bien me comprendre. Je ne sais ce qu’il en est des pays étrangers, mais en Allemagne un noble peut seul parvenir à une culture personnelle de quelque étendue. Un bourgeois peut acquérir du mérite, et tout au plus cultiver son esprit ; mais, quoi qu’il puisse faire, sa personne s’efïace complétement. Le gentilhomme, qui fréquente le monde de la plus haute distinction, étant tenu de prendre lui-même des manières distinguées, et cette distinction devenant, chez un homme à qui toutes les portes sont ouvertes, un air libre et naturel (car il doit payer de sa figure et de sa personne, que ce soit à la cour ou à l’armée), il a des motifs pour s’estimer lui-même et pour montrer qu’il s’estime. Une certaine grâce imposante dans les choses ordinaires, une sorte d’élégance légère dans les choses graves et importantes, lui sied fort bien, parce qu’il fait voir qu’il se trouve partout en équilibre. Le noble est un personnage public, et, plus ses gestes sont élégants, sa voix sonore, toutes ses manières dignes et mesurées, plus il est accompli. S’il reste toujours le même avec les grands et les petits, avec ses amis et ses parents, on n’a rien à reprendre en lui ; on n’a pas le droit de désirer autre chose. Qu’il soit froid, mais sensé, dissimulé, mais prudent. Pourvu qu’il sache se posséder dans chaque cir