Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome VI.djvu/26

Cette page n’a pas encore été corrigée

me poursuivait sans cesse. Clorinde surtout me captivait avec tous ses exploits : cette femme, d’un mâle courage, cette riche et tranquille nature, faisait plus d’impression sur un esprit qui commençait à se développer que les charmes factices d’Armide, dont je ne méprisais pourtant pas les jardins.

«  Cent fois, lorsque je me promenais le soir sur la plate-forme qui règne entre les pignons de notre maison ; que mes regards se portaient sur la campagne ; qu’un reflet tremblant du soleil couché brillait encore à l’horizon ; que les étoiles se montraient ; que la nuit s’élevait de toutes les vallées et les profondeurs ; que la voix argentine du grillon résonnait au milieu du silence solennel : je me disais l’histoire du funeste combat de Tancrède et de Clorinde.

«  Quoique je fusse, comme de raison, du parti des chrétiens, je n’assistais pas moins, de tout mon cœur, l’héroïne païenne, lorsqu’elle entreprend d’embraser la grande tour des assiégeants. Et lorsque Tancrède rencontre, dans la nuit, le prétendu guerrier ; qu’il commence la lutte au milieu des ténèbres, et que tous deux combattent vaillamment, je ne pouvais prononcer ces mots : « La mesure des jours de Clorinde est comblée et l’heure approche où elle doit mourir, » sans que mes yeux se remplissent de larmes qui coulaient en abondance, quand le malheureux amant plonge son épée dans le sein de Clorinde, détache le casque de l’héroïne qui succombe, la reconnaît et court chercher l’eau du baptême.

«  Mais comme mon cœur débordait, lorsque, dans la forêt enchantée, Tancrède frappe l’arbre de son épée, que le sang jaillit sous le coup, et qu’une voix crie à son oreille que c’est encore ici Clorinde qu’il a blessée, et qu’il est destiné par le sort à blesser partout, sans le savoir, celle qu’il aime.

«  Cette histoire s’empara de mon imagination, et ce que j’avais lu du poème s’arrangea confusément dans mon esprit, de manière à former un ensemble, dont je fus saisi, au point de songer à le transporter, comme je pourrais, sur le théâtre. Je voulais jouer Tancrède et Renaud, et je trouvai, à cet effet, toutes prêtes, deux armures que j’avais déjà fabriquées ; l’une de papier gris foncé, avec des écailles, pour le sérieux Tancrède, l’autre de papier doré et argenté, pour le brillant Renaud. Dans l’activité