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DE WILHELM MEISTER. 249

me semblait que toute la nation eût voulu, de propos délibéré, se prostituer à mes yeux par ses représentants. Je la trouvais en tout si gauche, si mal élevée, si mal instruite, si dénuée de qualités aimables, si dépourvue dégoût ! Je m’écriais souvent ~Un Allemand ne saura-t-il donc attacher les cordons d’un soulier, s’il n’a reçu les leçons d’une nation étrangère ? » « Vous voyez comme j’étais aveuglée, injuste, morose, et cette disposition maladive ne faisait que s’accroître de jour en jour. Elle m’aurait poussée au suicide ; mais je tombai dans une autre extrémité je me mariai, ou plutôt je me laissai marier. Mon frère, qui avait pris la direction du théâtre, désirait fort un associé. Son choix tomba sur un jeune homme qui ne me déplaisait point ; qui n’avait, il est vrai, aucune des qualités de mon frère, le génie, l’esprit, la vie et l’ardeur, mais qui possédait, en échange, tout ce qui manquait à Serlo, l’amour de l’ordre, l’application, un talent précieux pour les affaires d’administration et de finances.

« Il devint mon mari, sans que je sache comment ; nous avons vécu ensemble, sans que je sache pourquoi, mais nos affaires prospérèrent ; nous fîmes de bonnes recettes, et nous le devions a l’activité de mon frère ; nous vécûmes dans l’aisance, et c’était grâce à mon mari. Je ne songeais plus au monde et à la nation ; je n’avais rien à démêler avec le monde, et j’avais perdu le sentiment national. Si je paraissais sur la scène, c’était pour vivre ; je parlais, parce qu’il ne m’était pas permis de me taire, parce que je m’étais produite pour parler.

« Au reste, pour ne pas faire un tableau trop noir, je m’étais entièrement dévouée aux vues de mon frère il lui fallait des applaudissements et de l’argent, car, entre nous, il aime à s’entendre louer, et il dépense beaucoup. Je ne jouais plus d’après mon sentiment et mes convictions, mais selon ses avis, et, quand j’avais pu le satisfaire, j’étais contente. Il s’accommodait à toutes les faiblesses du public ; les recettes étaient bonnes il pouvait vivre à son gré, et nous étions ensemble dans une heureuse situation.

Cependant, j’étais tombée dans une indifférence routinière. Je passais mes jours sans plaisir et sans joie ; je n’avais point d’enfants, et mon union fut de peu de durée. Mon mari tomba