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3~8 LES ANNEES D’APPRENTISSAGE

« Les hommes se montraient, la plupart, tels que je les avais vus chez ma tante, et, comme autrefois, ils ne m’auraient encore inspiré que de l’aversion, si leurs singularités et leur sottise ne m’avaient amusée. Comme je ne pouvais éviter de les voir au théâtre, ou dans les lieux publics, ou chez moi, je me proposai de les observer tous, et mon frère me secondait a merveille. Et, si vous songez que, depuis le sensible commis de magasin et le présomptueux fils de marchand, jusqu’à l’homme du monde habile et circonspect, au soldat audacieux et au prince entreprenant, tous ont successivement défilé devant moi, et que chacun a voulu nouer son roman a sa manière, vous m’excuserez, si je me flatte de connaître assez bien mes compatriotes. « L’étudiant, à la mise fantastique, le savant, avec son embarras et son humble orgueil, le frugal chanoine, a la marche vacillante, l’homme d’affaires, attentif et guindé, le robuste baron campagnard, le courtisan, avec ses grâces et sa plate politesse, le jeune ecclésiastique égaré, le marchand qui va son train paisible, comme celui qui galope et spécule ardemment je les ai tous vus se donner du mouvement, et, par le ciel, il s’en trouvait bien peu qui fussent capables de m’inspirer même un intérêt vulgaire ; loin de là, il m’était infiniment désagréable d’enregistrer en détail, avec fatigue et avec ennui, les suffrages des sots, qui m’avaient tant charmée en masse, et que je m’étais appropriés en gros si volontiers.

« Quand j’attendais sur mon jeu un compliment raisonnable ; quand j’espérais qu’ils allaient faire l’éloge d’un auteur que j’honorais, ils ne faisaient que sottes remarques les unes sur les autres, et citaient quelque pièce insipide, dans laquelle ils désiraient me voir jouer. Quand je prêtais l’oreille, dans la société, avec l’espérance d’entendre peut-être un noble trait, un mot spirituel et placé à propos, rarement j’en découvrais quelque trace. Une faute échappée au comédien qui avait dit un mot pour un autre, ou fait entendre un provincialisme, voilà les points importants auxquels ils s’arrêtaient, d’où ils ne pouvaient sortir. Je finissais par ne savoir plus de quel côté me tourner. Ils se croyaient trop habiles pour se laisser amuser, et ils croyaient m’amuser moi-même merveilleusement par teurs cajoleries. J’en vins à les mépriser tous de bon cœur, et il