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208 LES ANNÉES D’APPRENTISSAGE

seul trait, toutes les amertumes que les hommes ont craindre des femmes ? Figiez-vous que, dans l’espace de vingt-quatre heures, il a été amant, fiancé, mari, trompé, blessé et veuf. Je ne sais comment on pourrait rencontrer pis. »

Laërtes s’enfuit, moitié riant, moitié colère, et Philine se mit à raconter, avec tout l’agrément de son esprit, comment Laërtes, à l’âge de dix-huit ans, le jour même où il entrait dans une troupe de comédiens, y rencontra une belle jeune fille de quatorze ans, sur le point de partir avec son père, qui s’était brouillé avec le directeur. Au premier coup d’œil, Laërtes en était devenu éperdument amoureux ; il avait fait au père toutes les représentations possibles pour le retenir, et enfin il avait promis d’épouser la fille. Après quelques douces heures de fiançailles, il s’était marié, avait passé une heureuse nuit, et, le lendemain, tandis qu’il était à sa répétition, sa femme avait orné son front de la décoration d’usage ; mais, comme sa trop vive tendresse l’avait ramené trop vite au logis, il avait trouvé à sa place un ancien galant. Dans sa passion extravagante, il avait dégainé, provoqué l’amant et le père, et s’en était tiré avec une assez jolie blessure. Le père et la fille étaient partis dès le soir, et l’infortuné Laërtes était resté avec sa double blessure. Son malheur l’avait adressé au plus mauvais chirurgien du monde, et le pauvre garçon était sorti de cette aventure avec les dents noires et les yeux larmoyants. C’est dommage, c’est d’ailleurs le plus brave jeune homme que porte la terre du bon Dieu. Je suis surtout fâchée, ajouta-t-elle, que le pauvre fou haïsse les femmes ; car celui qui hait les femmes, comment peut-il vivre ? » Philine fut interrompue par Mélina, qui vint annoncer que les voitures étaient prêtes, et que l’on pourrait partir le lendemain matin. Il fit connaître comment il avait classé les voyageurs.

« Pourvu qu’un bon ami veuille me prendre sur ses genoux, dit Philine, que m’importe que nous soyons serrés et mal assis ? Au reste, ça m’est égal.

— Qu’importe ? dit Laërtes, qui survint à ce moment.

— C’est désagréable ! » dit Wilhelm, qui sortit en courant.

Il trouva, pour son argent, encore une voiture très-commode, que Mélina avait refusée. On se répartit d’autre façon, et l’on se