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Dans les lectures qu’il demandait quelquefois, il choisissait des ouvrages sérieux, souvent des livres de piété, et la baronne vivait dans une crainte perpétuelle, que, sous cette tranquillité apparente, il ne cachât un ressentiment secret, une mystérieuse résolution de venger l’acte téméraire qu’il avait fortuitement découvert. Elle résolut donc de mettre dans sa confidence Jarno ; elle le pouvait d’autant mieux qu’elle était avec lui dans une intimité où l’on a d’ordinaire peu de secrets l’un pour l’autre. Depuis quelque temps, Jarno était décidément son ami ; mais ils étaient assez habiles pour cacher leur inclination et leurs plaisirs au monde bruyant qui les entourait. Les yeux de la comtesse avaient seuls démêlé ce nouveau roman, et il est très-vraisemblable que la baronne tâchait d’occuper, de son côté, son amie, pour échapper aux secrets reproches que cette belle âme lui faisait entendre quelquefois.

À peine la baronne eut-elle raconté l’histoire à son ami, qu’il se prit à rire et s’écria :

«  Assurément le barbon croit s’être vu lui-même ! Il craint que cette apparition ne lui présage un malheur et peut-être la mort, et maintenant il s’est radouci, comme font les esprits faibles, lorsqu’ils pensent au dénoûment auquel personne n’a échappé et n’échappera jamais. Laissez-moi faire ! Comme j’espère qu’il a longtemps à vivre encore, nous allons profiter de l’occasion pour le former si bien, qu’il ne soit plus importun à sa femme et à ses alentours. »

Ils commencèrent donc, dans le premier moment favorable, à parler, en présence du comte, de pressentiments, d’apparitions et autres choses pareilles. Jarno joua l’incrédule, la baronne également, et ils firent si bien, que le comte prit enfin Jarno à part, lui reprocha son scepticisme, et s’efforça de le convaincre par son propre exemple que ces choses étaient possibles et réelles. Jarno feignit la surprise, le doute et enfin la persuasion ; mais bientôt après, dans le silence de la nuit, il ne s’en divertit que mieux avec son amie du faible gentilhomme, qu’un épouvantail avait tout d’un coup corrigé de ses travers, et qui pourtant méritait du moins quelques éloges, pour savoir attendre avec une si grande résignation un malheur imminent et peut-être même la mort.