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survenu peu à peu quelques mésintelligences. La préférence du baron pour certains acteurs devint plus marquée de jour en jour, et devait nécessairement blesser les autres. Il n’avait d’éloges que pour ses favoris, et sema de la sorte dans la troupe la division et l’envie. Mélina, qui d’ailleurs manquait d’adresse dans les disputes, se trouvait dans une position très-désagréable. Les préférés recevaient les éloges sans en être fort touchés, et les rebutés faisaient sentir de mille manières leur mécontentement ; et, d’une façon ou d’une autre, ils savaient rendre désagréable à leur ancien et très-honoré protecteur ses relations avec eux. Leur maligne joie trouva même une assez agréable pâture dans une certaine chanson, dont l’auteur était inconnu, et qui produisit une grande émotion dans le château. Jusque-là on s’était toujours moqué, mais d’une manière assez fine, des relations du baron avec les comédiens ; on avait fait sur lui bien des contes, accommodé certains incidents, pour leur donner une tournure gaie et divertissante. À la fin, on en vint à dire qu’il s’élevait une certaine jalousie de métier entre lui et quelques acteurs, qui se croyaient aussi des écrivains, et c’est sur ce bruit que se fonde la chanson dont nous avons parlé et que nous allons rapporter :

«  Je suis un pauvre diable, monsieur le baron, et j’envie votre rang, votre place auprès du trône, et maints beaux domaines, et le château fort de votre père, et ses chasses et ses canons.

«  Et moi, pauvre diable, monsieur le baron, vous m’enviez, à ce qu’il semble, parce que, dès mon enfance, la nature s’est montrée envers moi bonne mère ; j’ai le cœur vif, la tête vive ; je suis pauvre, il est vrai, mais non un pauvre sot.

«  Si vous m’en croyez, mon cher baron, demeurons tous deux ce que nous sommes : vous resterez le fils de votre père, et je resterai l’enfant de ma mère ; nous vivrons sans haine et sans envie, sans demander les titres l’un de l’autre, sans prétendre, vous, une place au Parnasse, et moi, une place dans le chapitre. »

Ces couplets, dont il se trouva, dans diverses mains, des copies presque illisibles, furent jugés très-diversement ; mais personne ne put en deviner l’auteur, et, comme on s’en amusait