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ta vocation est de bien veiller sur la maison et de cultiver en paix les champs. C’est pourquoi, parle-moi sans détour : quel sujet te pousse à cette résolution ? »

Le lils répondit gravement :

« Vous êtes dans l’erreur, ma mère. Un jour n’est pas semblable à l’autre. L’adolescent mûrit et devient homme ; souvent il mûrit pour l’action dans la retraite mieux que dans le fracas d’une vie agitée, orageuse, qui a perdu tant de jeunes hommes. Si tranquille que j’aie été et que je sois encore, il s’est formé dans ma poitrine un cœur ennemi de l’injustice et de la perversité, et je sais fort bien démêler les choses humaines. Le travail a fortifié mes pieds et mes bras. Tout cela est vrai, je le sens ; j’ose hardiment l’affirmer. Et pourtant vous me blâmez avec raison, ô ma mère ! et vous m’avez surpris à ne dire que la moitié du vrai, à dissimuler la moitié. Oui, je l’avoue, ce n’est pas le danger prochain qui m’appelle hors de la maison de mon père ; ce n’est pas la noble pensée de me rendre utile à ma patrie et redoutable aux ennemis. Ce que je disais n’étaient que des paroles uniquement destinées à vous déguiser les sentiments qui me déchirent. Laissez-moi donc, ma mère : puisque je nourris dans mon cœur d’inutiles désirs, que je puisse faire aussi de ma vie un sacrifice inutile. Car, je le sais fort bien, se dévouer seul, c’est courir à sa perte, si tout le peuple ne travaille pas à l’œuvre commune.

— Poursuis, reprit la sage mère, conte-moi tout, les plus grandes comme les plus petites choses. Les hommes sont violents ; ils ne pensent jamais qu’aux partis extrêmes, et l’obstacle écarte aisément de la voie les esprits violents. Mais une femme est habile à songer aux moyens, et prend même les détours pour atteindre son but avec adresse. Dis-moi donc pourquoi cette vive émotion, que je ne t’ai jamais vue ; d’où vient que le sang bouillonne dans tes veines, et que les larmes s’échappent malgré toi de tes yeux. »

Alors le bon jeune homme s’abandonna à la douleur, et pleura et sanglota sur le sein de sa mère, et dit enfln, d’une voix attendrie :

« En vérité, les paroles de mon père m’ont fait aujourd’hui une douleur sensible, que je n’ai jamais méritée, ni aujourd’hui