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blables. Il ajouta : « Elles ont l’habitude, quand leurs maris sont en mer à la pêche, de s’asseoir sur le rivage et d’entonner ces chants, le soir, d’une voix retentissante, jusqu’à ce qu’elles entendent aussi de loin les voix de leurs maris, et qu’elles s’entretiennent de la sorte avec eux. » Cela n’est-il pas charmant? Et pourtant on imagine aisément qu’il serait peu agréable d’entendre de près ces voix qui luttent avec les vagues de la mer. Mais elle devient humaine et vraie, l’idée de ce chant; elle devient vivante, la mélodie, dont la lettre morte fut autrefois pour nous un grimoire. C’est le chant d’une personne solitaire, écartée, qui chante pour qu’une autre, animée des mêmes sentiments, l’entende et lui réponde.

Venise, 8 octobre 1786.

J’ai visité le palais Pisani-Moretta, pour voir un précieux tableau de Paul Véronèse. C’est la famille de Darius, à genoux devant Alexandre et Éphestion. La mère, qui est en avant, prend celui-ci pour le roi. Il refuse cet honneur et indique Alexandre. On raconte que cet artiste, ayant reçu pendant longtemps une hospitalité honorable dans ce palais, avait peint ce tableau secrètement pour l’offrir en cadeau, qu’il l’avait roulé et glissé sous le lit. Certes, il mérite bien d’avoir une origine particulière, car il révèle tout le mérite du maître; on y voit à merveille (le tableau étant parfaitement conservé et frais comme d’hier) son grand talent de produire la plus admirable harmonie, sans répandre sur toute la toile un ton général, en distribuant avec art les lumières et les ombres, et, avec la même habileté, les diverses teintes locales. Or, il faut le dire, aussitôt qu’un tableau de ce genre a souffert, notre jouissance est troublée sans qu’on sache pourquoi.

Qui voudrait chicaner le peintre sur le costume n’aurait qu’à se figurer qu’on avait à peindre une histoire du seizième siècle, et tout serait dit. La gradation de la mère à la femme et à la fille est aussi heureuse que vraie. La jeune princesse, toute prosternée, est un joli minois; elle est gentille, obstinée, hautaine : sa situation ne paraît pas du tout lui plaire.

Le don que j’ai depuis longtemps de voir le monde avec les yeux du peintre dont les tableaux viennent de faire impression