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Éléonore, qui s’est montrée depuis quelques moments dans le fond du théâtre.

Qu’est-il arrivé ? Ô Tasse ! ô Tasse ! (Elle suit la Princesse.)

Le Tasse, sur le point de les suivre.

Ô Dieu !

Alphonse, qui s’est approché, avec Antonio, depuis quelques instants.

Il perd l’esprit ! Qu’on l’arrête ! (Alphonse s’éloigne.)



Scène V.

ANTONIO, LE TASSE.
Antonio.

Ah ! si quelqu’un des ennemis dont tu te crois sans cesse environné était maintenant auprès de toi, comme il triompherait ! Infortuné ! J’en reviens à peine ! Si un spectacle tout à fait inattendu se présente à nous ; si nos yeux voient quelque chose de monstrueux, notre esprit reste un moment immobile ; nous ne savons à quoi comparer ce que nous voyons.

Le Tasse, après une longue pause.

Remplis ton office ! Je vois qu’il t’est réservé… Oui, tu mérites la confiance du prince… Remplis donc ton office, et, puisque le bâton est brisé pour moi[1], torture-moi lentement jusqu’à la mort. Arrache, arrache le trait, afin que je sente douloureusement la pointe recourbée qui me déchire ! Tu es un précieux instrument du tyran : sois le chef des geôliers, sois le valet du bourreau ! Comme l’un et l’autre emploi te vont bien ! comme ils t’appartiennent ! (Il s’avance vers la rampe.) Va, va, tyran ! Tu n’as pu feindre jusqu’au bout : triomphe ! Tu as bien enchaîné ton esclave ; tu l’as bien réservé pour des tourments médités. Va ! Je te hais, je sens toute l’horreur qu’inspire la force, quand elle se montre injuste et violente. (Après une pause.) Je me vois donc enfin banni, rejeté et banni comme un mendiant ! On m’a donc couronné pour me conduire à l’autel, paré comme une victime ! On m’a donc, au dernier jour, soustrait mon unique bien, mon poëme, par de flatteuses paroles, et on

  1. Allusion à l’ancienne coutume de briser un bâton en signe de condamnation à mort.