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détruit toute ma fortune ? N’a-t-il pas renversé, jusqu’à ses derniers fondements, l’édifice de mon bonheur ? Ah ! me faut-il éprouver tout cela ! l’éprouver aujourd’hui ! Oui, comme tout se pressait de venir à moi, maintenant tout m’abandonne ; comme chacun s’efforçait de m’entraîner à soi, de s’emparer de moi, chacun me repousse et m’évite. Et pourquoi cela ? Le seul Antonio l’emporte-t-il donc dans la balance sur mon mérite et sur tout l’amour que j’ai possédé dans une si large mesure ?… Oui, tout me fuit maintenant. Toi aussi !… Toi aussi, chère princesse, tu te dérobes à moi ! Dans ces tristes heures, elle ne m’a pas envoyé le moindre signe de sa faveur. L’ai-je mérité de sa part ?… Pauvre cœur, pour qui c’était une chose si naturelle de l’honorer !… Lorsque j’entendais sa voix, quel ineffable sentiment pénétrait mon sein ! Quand je la voyais, la claire lumière du jour me semblait obscure ; son œil, sa bouche, m’attiraient irrésistiblement ; mes genoux me soutenaient à peine, et il me fallait toute la force de ma volonté pour demeurer debout et ne pas tomber à ses pieds. À peine pouvais-je dissiper cette ivresse. Sois ferme, mon cœur. Lumineuse raison, ne te laisse pas obscurcir. Oui, elle aussi !… Osé-je le dire ? Je le crois à peine… Ah ! je le crois, et je voudrais me le dissimuler. Elle aussi !… elle aussi ! Pardonne-lui entièrement, mais ne te flatte pas ! Elle aussi !… elle aussi !… Ah ! ce mot, dont je devrais douter, tant que vivra dans mon cœur un souffle de foi, il se grave, comme un suprême arrêt du sort, sur le bord de la table d’airain que remplissent les souvenirs de mes douleurs. C’est seulement de cette heure, que mes ennemis sont puissants ; de cette heure, que toute force m’est pour jamais ravie. Comment puis-je combattre, lorsqu’elle est dans l’armée ennemie ? Comment puis-je attendre avec patience, lorsqu’elle ne me tend pas la main de loin, que son regard ne vient pas au-devant du suppliant ? Tu as osé le penser, tu l’as dit, et, il faut l’avouer, avant que tu pusses le craindre ! Et maintenant, avant que le désespoir déchire ton cœur avec ses griffes d’airain, oui, n’accuse que le sort cruel, et répète seulement : « Elle aussi ! elle aussi ! »