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d’être équitable de tout point : c’est vouloir détruire sa propre nature. Les hommes sont-ils donc si équitables pour nous ? Non, oh ! non. Dans sa nature bornée, l’homme a besoin de deux sentiments, l’amour et la haine. N’a-t-il pas besoin de la nuit comme du jour, du sommeil comme de la veille ? Oui, je dois désormais tenir cet homme pour l’objet de ma haine la plus profonde ; rien ne pourra m’arracher le plaisir de penser mal et toujours plus mal de lui.

Éléonore.

Si tu ne veux pas, cher ami, changer de sentiments, j’ai peine à comprendre que tu veuilles rester plus longtemps à la cour. Tu sais comme il est considéré, et comme il doit l’être !

Le Tasse.

À quel point, et depuis longtemps, ma belle amie, je suis ici de trop, je le sais fort bien.

Éléonore.

Tu ne l’es point, tu ne le seras jamais ! Tu sais, au contraire, combien le prince, combien la princesse aiment à vivre avec toi ; et, quand la duchesse d’Urbin vient ici, elle y vient presque autant pour toi que pour sa sœur et son frère. Ils te sont tous attachés et tous également ; et chacun d’eux se fie en toi sans réserve.

Le Tasse.

Éléonore, quelle confiance !… M’a-t-il jamais dit un mot, un mot sérieux de ses affaires d’État ? S’il survenait un incident, sur lequel il conférait, même en ma présence, avec sa sœur, avec d’autres, il ne m’a jamais consulté. On n’avait alors qu’une parole à la bouche : « Antonio vient ! Il faut écrire à Antonio ! Consultez Antonio ! »

Éléonore.

Tu te plains et tu devrais le remercier ; s’il veut te laisser dans une liberté absolue, c’est qu’il t’honore comme il peut t’honorer.

Le Tasse.

Il me laisse en repos, parce qu’il me juge inutile.

Éléonore.

C’est précisément parce que tu te reposes, que tu n’es pas inutile. Peux-tu nourrir si longtemps dans ton cœur, comme