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Éléonore.

Ce que tu me dis, mon ami, je ne comprends pas comment tu peux le dire. Explique-toi : l’offense de cet homme dur a-t-elle pu si fort te blesser, que tu veuilles méconnaître absolument et nous et toi-même ? Ouvre-moi ton cœur.

Le Tasse.

Je ne suis pas l’offensé : tu me vois puni comme auteur de l’offense. L’épée délie bien aisément et bien vite les nœuds de mille paroles, mais je suis prisonnier. Tu le sais peut-être à peine… (ne t’effraye pas, tendre amie) tu trouves ton ami dans une prison. Le prince me châtie comme un écolier. Je ne veux pas contester avec lui ; je ne peux.

Éléonore.

Tu parais plus ému que de raison.

Le Tasse.

Me crois-tu si faible, si enfant, qu’un pareil accident puisse d’abord me troubler ? Ce qui est arrivé ne m’afflige pas si profondément : ce qui m’afflige, c’est l’augure que j’en tire. Laisse seulement agir mes envieux, mes ennemis ! Le champ est libre et ouvert.

Éléonore.

Tu as de faux soupçons sur beaucoup de gens : j’ai pu m’en convaincre. Antonio lui-même n’est pas ton ennemi, comme tu l’imagines. Le démêlé d’aujourd’hui…

Le Tasse.

Je le laisse entièrement de côté ; je me contente de prendre Antonio pour ce qu’il était, pour ce qu’il est encore. J’ai toujours été choqué de sa sagesse empesée, et de ce qu’il ne cesse de jouer le rôle de pédant. Au lieu de s’enquérir si l’esprit de celui qui l’écoute ne marche pas déjà par lui-même dans de bonnes voies, il vous enseigne maintes choses que vous sentez mieux et plus profondément, et n’entend pas un mot de ce que vous lui dites, et vous méconnaîtra toujours. Être méconnu, méconnu par un orgueilleux, qui croit vous dominer en souriant ! Je ne suis pas encore assez vieux et assez sage, pour me contenter d’en sourire à mon tour patiemment. Tôt ou tard… cela ne pouvait durer… il fallait rompre. Plus tard cela eût été pire encore. Je ne reconnais qu’un maître, le maître qui me