Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome III.djvu/346

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

plus pure. Quelles ombres descendent maintenant devant moi ! La splendeur du soleil, le joyeux sentiment du grand jour, la brillante présence du magnifique univers est vide et profondément plongée dans le nuage qui m’environne. Autrefois chaque journée était pour moi toute une vie ; le souci se taisait ; le pressentiment lui-même était muet ; heureux passagers, le fleuve nous emportait sans rames sur ses vagues légères : maintenant, dans la triste contemplation de l’avenir, l’effroi saisit secrètement mon cœur.

Éléonore.

L’avenir te rendra tes amis, et t’apportera de nouveaux plaisirs, un nouveau bonheur.

La Princesse.

Ce que je possède, j’aime à le garder ; le changement amuse, mais rarement il profite. Jamais, avec l’ardeur de la jeunesse, je ne plongeai avidement la main dans l’urne d’un monde étranger, afin de saisir au hasard un objet pour mon cœur agité de besoins inconnus. Mais lui, il me fallut l’honorer : c’est pourquoi je l’aimai ; il me fallut l’aimer, parce qu’avec lui je vivais d’une vie telle que je n’en avais jamais connu. D’abord je me dis : « Éloigne-toi de lui. » Je fuyais, je fuyais, et ne faisais que m’approcher toujours davantage, si doucement attirée… si durement punie !… Un bien véritable et pur s’évanouit pour moi ; un mauvais génie dérobe à mes désirs le bonheur et la joie, et met à leur place les douleurs, qui les touchent de près.

Éléonore.

Si les paroles d’une amie ne peuvent te consoler, la secrète puissance du bel univers, du temps salutaire, te ranimeront insensiblement.

La Princesse.

Oui, le monde est beau ! Tant de biens flottent çà et là dans son étendue ! Mais, hélas ! ces biens semblent toujours s’éloigner de nous d’un pas seulement, et attirent de même, pas à pas, nos désirs inquiets, à travers la vie, jusqu’au bord du tombeau. Il est si rare que les hommes trouvent ce qui leur semblait pourtant destiné ; si rare qu’ils conservent même ce que leur main fortunée put saisir une fois ! Ce qui venait seulement de se livrer à nous s’arrache de nos bras ; nous délais-