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La Princesse.

Ah ! pourquoi négligeons-nous si fort de suivre la pure et secrète voix du cœur ! Un Dieu parle tout bas dans notre sein, tout bas, mais distinctement ; il nous indique ce qu’il faut choisir, ce qu’il faut éviter. Antonio m’a paru ce matin beaucoup plus âpre encore que jamais, plus renfermé en lui-même. Mon cœur m’avertissait, quand le Tasse s’est placé auprès de lui. Observe seulement l’extérieur de l’un et de l’autre, le visage, le ton, le regard, la démarche : tout se repousse ; ils ne pourront jamais faire échange d’amitié. Cependant l’espérance m’a persuadée ; la flatteuse me disait : « Ils sont raisonnables tous deux ; ils sont nobles, éclairés, ils sont tes amis : et quel plus sûr lien que celui des cœurs vertueux ? » J’ai encouragé ce jeune homme ; il s’est donné tout entier. Avec quelle grâce, quelle chaleur, il s’est donné à moi tout entier ! Ah ! si j’avais d’abord prévenu Antonio ! J’hésitais ; je n’avais que peu de temps ; je me faisais un scrupule de lui recommander, dès les premiers mots et trop vivement, ce jeune homme. Je me suis reposée sur les mœurs et la politesse, sur l’usage du monde, qui s’entremet si doucement même entre les ennemis ; je n’appréhendais pas de l’homme éprouvé cet emportement de la fougueuse jeunesse. La chose est faite. Le mal était loin de moi : le voilà maintenant ! Oh ! donne-moi un conseil ! Que faut-il faire ?

Éléonore.

Combien le conseil est difficile, tu le sens toi-même, d’après ce que tu as dit. Ce n’est pas ici une brouillerie entre des caractères sympathiques, à laquelle des paroles, au besoin même les armes, donnent une issue heureuse et facile. Ce sont deux hommes, je l’ai senti depuis longtemps, qui sont ennemis, parce que la nature n’a pas formé un seul homme des deux. Et, s’ils entendaient sagement leur intérêt, ils s’uniraient d’amitié : alors ils seraient comme un seul homme, et traverseraient la vie avec puissance et bonheur et joie. Je l’espérais moi-même : maintenant je vois bien que c’était en vain. Le débat d’aujourd’hui, quel qu’il soit, peut être apaisé, mais cela ne nous rassure pas pour l’avenir, pour le lendemain. Le mieux serait, je crois, que le Tasse s’éloignât d’ici quelque temps ; il pourrait se rendre à Rome et à Florence ; je l’y trouverais dans quelques semaines,