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Scène II.

LE TASSE, seul.

Est-ce qu’il t’est permis d’ouvrir les yeux ? Oses-tu regarder autour de toi ? Tu es seul. Ces colonnes ont-elles entendu ce qu’elle disait ? Et dois-tu craindre ces témoins, ces muets témoins de ta félicité suprême ? Il se lève le soleil du nouveau jour de ta vie, qui ne se peut comparer avec ceux qui l’ont précédé. En descendant jusqu’au mortel, la déesse l’élève soudain jusqu’à elle. Quelle sphère nouvelle se découvre à mes yeux ! Quel empire ! Que mon ardent désir est richement comblé ! Je rêvais que j’approchais du bonheur suprême, et ce bonheur est au-dessus de tous les rêves. Que l’aveugle-né se figure la lumière, les couleurs, comme il voudra : quand le nouveau jour lui apparaît, c’est pour lui un nouveau sens. Plein de courage et d’espérances, ivre de joie et chancelant, j’entre dans cette carrière. Tu me donnes beaucoup ; tu donnes, comme la terre et le ciel nous versent, sans mesure, leurs dons à pleines mains, et tu demandes en échange ce qu’un tel présent t’autorise seul à me demander. Il faut que je renonce, il faut que je me montre modéré, et qu’ainsi je mérite que tu te confies à moi. Qu’ai-je fait jamais, pour qu’elle ait pu me choisir ? Que dois-je faire pour être digne d’elle ? Elle a pu se fier à moi, et par là je le suis. Oui, princesse, que mon âme soit pour jamais absolument vouée à tes paroles, à tes regards. Oui, demande ce que tu veux, car je suis à toi ! Qu’elle m’envoie dans les pays lointains chercher le travail et le danger et la gloire ; que, dans un secret bocage, elle me présente la lyre d’or ; qu’elle me consacre au repos et à son culte : je suis à elle ; qu’elle me possède pour me former. Mon cœur gardait pour elle tous ses trésors. Oh ! si un dieu m’avait accordé mille facultés nouvelles, elles suffiraient à peine pour exprimer mon ineffable adoration. Je me souhaiterais le pinceau du peintre et les lèvres du poëte, les plus douces que jamais ait nourries le miel nouveau. Non, le Tasse n’ira plus à l’avenir se perdre solitaire, faible et troublé, dans les forêts, parmi les hommes ! Il n’est plus seul ; il est