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te décrire ma douleur, quand je regardai ensuite en arrière, et que je vis mon patrimoine dissipé par ma faute ! Je n’osais lui offrir ma main ; je ne pouvais rendre sa situation plus douce. Je sentis, pour la première fois, le désir de gagner une honnête et suffisante fortune ; de m’arracher à l’ennui, dans lequel j’avais tristement traîné mes jours… Je travaillais… mais qu’était cela ?… Je persistai, et traversai de la sorte une pénible année ; enfin j’eus un rayon d’espérance ; mon petit bien augmentait à vue d’œil… et elle mourut !… Je fus accablé… Tu n’imagines pas ce que je souffris. Je ne pouvais plus voir la contrée où j’avais vécu avec elle, ni quitter le lieu où elle reposait. Elle m’écrivit peu de temps avant sa fin.

(Il tire une lettre de la cassette.)
Fabrice.

C’est une lettre admirable ; tu m’en as fait lecture dernièrement… Écoute, Guillaume…

Guillaume.

Je la sais par cœur et la lis toujours. Quand je vois son écriture, la feuille sur laquelle sa main s’est appuyée, il me semble encore qu’elle soit là… Oui, elle est encore là… (On entend crier un enfant.) Que Marianne ne puisse rester en repos ! Là voilà qui tient encore l’enfant de notre voisin ; elle s’en amuse tous les jours et me trouble mal à propos. (À la porte.) Marianne, sois tranquille avec l’enfant, ou renvoie-le, s’il n’est pas sage : nous avons à parler. (Il se recueille en lui-même.)

Fabrice.

Tu devrais réveiller moins souvent ces souvenirs.

Guillaume.

Voilà ces lignes !… les dernières ! le souffle d’adieu de l’ange mourant ! (Il replie la lettre.) Tu as raison ; c’est coupable. Que nous sommes rarement dignes de sentir encore ces moments célestes et douloureux par lesquels a passé notre vie !

Fabrice.

Ton sort me touche toujours le cœur. Elle avait laissé une fille, m’as-tu conté, qui, malheureusement, suivit bientôt sa mère. Si seulement elle avait vécu, tu aurais eu du moins quelque chose d’elle, quelque chose à quoi tes soins et ta douleur se seraient attachés.