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ADÉLAÏDE.

Vous n’irez pas loin. Échec au roi.

LIEBETRAUT.

Je ne jouerais pas ce jeu-là, si j’étais un grand seigneur, et je le défendrais à ma cour et dans tout le pays.

ADÉLAÏDE.

C’est vrai que ce jeu est la pierre de touche de l’esprit.

LIEBETRAUT.

Ce n’est pas pour cela ! J’aimerais mieux, troublé dans le plus profond sommeil, entendre le gémissement de la cloche funèbre et des oiseaux de mauvais présage, le cri de la conscience, ce chien de garde grondeur, que des fous, des cavaliers et d’autres bêtes criant sans cesse : « Échec au roi ! »

L’ÉVÊQUE.

Mais à qui viendront de pareilles idées ?

LIEBETRAUT.

À un homme, par exemple, qui serait faible et qui aurait la conscience robuste, ce qui va le plus souvent ensemble. Ils appellent cela un jeu royal, et disent qu’on l’inventa pour un roi, qui récompensa l’inventeur par un océan de richesses. Si cela est vrai, il me semble que je vois l’homme. Il était mineur par l’esprit ou l’âge, sous la tutelle de sa mère ou de sa femme ; sa barbe n’était qu’un léger duvet, avec quelques poils jaunâtres autour des tempes ; il était souple comme un jeune saule, et jouait volontiers aux dames et avec les dames, non par passion, Dieu nous en garde ! mais par simple passe-temps. Son gouverneur, trop actif pour un savant, trop roide pour un homme du monde, inventa, in usum Delphini, ce jeu si bien assorti à Sa Majesté… et ainsi du reste.

ADÉLAÏDE.

Mat !… Liebetraut, vous devriez combler les lacunes de nos chroniques. (Ils se lèvent.)

LIEBETRAUT.

Les lacunes de nos généalogies ! ce serait plus profitable. Depuis que les mérites de nos ancêtres servent au même usage que leurs portraits, à tapisser les vides de nos chambres et de notre caractère, il y aurait quelque chose à gagner.