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EUGÈNE GODIN




LA POPULACE
(FRAGMENTS INÉDITS)




PROGRÈS



L escarpe de jadis (je parle de longtemps !)
Était un fauve gas trapu, de quarante ans,
À la barbe en broussaille, aux maxillaires larges !
Encore qu’il fît peur, il se prêtait aux charges :
C’était le rustre épais, avec des cheveux roux,
Le célèbre Valjean, le classique Hiroux,
L’être apocalyptique et pareil aux chimères,
Le spectre, qui troublait les nuits de nos grand’mères,
L’homme en blouse, embusqué dans la forêt, sans bruit,
Sous la lune blafarde, à l’heure de minuit,
Le maroufle sournois, aux allures de bête !

Autre école : aujourd’hui, l’escarpe a l’air honnête.
C’est un petit jeune homme aux dehors élégants,
Qui met de la pommade et qui porte des gants,
Qui parle argot, avec une voix encor frêle,
Un merdeux tout menu, tout délicat, tout grêle,
Tuberculeux, n’ayant pas un mètre et demi,
Qui ne se battrait point avec une fourmi.
Nous avons inventé ceci : l’escarpe imberbe.
Il sait lire, tourner des vers. Il dort dans l’herbe,
Parmi les fourrés de Saint-Cloud, durant le jour ;
Et, lorsque le soir vient, il tue, et fait l’amour.
Il a l’air d’un rentier placide, qui s’engraisse.
Sa maîtresse — elle va sur quinze ans, sa maîtresse —
Paie. Il a du nez, ce monsieur.
En le pressant,
Ce n’est pas du lait, qui sortirait. C’est du sang.


Anthologie Contemporaine.
Vol. 26. Série III (N°2}.