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abandonnées à la volonté d’un prince illustre, soit les conquêtes immenses du Macédonien, soit les États superbes de ce monarque espagnol où le soleil ne se couchait jamais. Qu’a fait la volonté d’Alexandre ? que créa celle de Charles-Quint ? Sans énumérer les causes indépendantes de leur génie qui réunirent tant de sceptres aux mains de ces grands hommes, et permirent au moins favorisé des deux d’en ramasser plus qu’il n’en arracha, l’essentiel de leur rôle a consisté en définitive à n’être que les conducteurs dociles ou les contradicteurs abandonnés de ces multitudes que l’on suppose soumises à leur empire. Entraînés dans une impulsion qu’ils ne donnaient pas, leur plus beau succès fut de l’avoir suivie  ; et, lorsque le dernier des deux, armé de toutes ses gloires, prétendit à son tour guider le torrent, le torrent qui l’emportait se gonfla contre ses défenses, grandit contre ses menaces, effondra toutes ses digues, et, poursuivant son cours, le renversa dans sa honte, et trop bien convaincu de sa faiblesse, sur l’obscur parvis de Saint-Just.

Ce ne sont pas les grands hommes qui se croient omnipotents ; il leur est trop facile de mesurer ce qu’ils font sur ce qu’ils voudraient faire. Ils savent bien, ceux-là dont la taille dépasse le niveau commun, que l’action permise à leur autorité n’a jamais atteint dans sa plus vaste expansion l’étendue d’un continent ; que, dans leur palais même, on ne vit pas comme ils le souhaitent ; que, si leur intervention retarde ou précipite le pas des événements, c’est de la même façon qu’un enfant contrarie le ruisseau qu’il ne saurait empêcher de couler. La meilleure partie de leurs récits est faite non d’invention, mais de compréhension. Là s’arrête la puissance historique de l’homme agissant dans les plus favorables conditions de développement. Elle ne constitue pas une cause, ce n’est pas non plus un terme, c’est quelquefois un moyen transitoire ; le plus souvent on ne saurait la considérer que comme un enjolivement. Mais, telle qu’elle est, il lui faut reconnaître pourtant le suprême mérite d’appeler sur la marche de l’humanité cette sympathie générale que le tableau d’évolutions purement impersonnelles n’aurait jamais éveillée. Les différentes écoles lui ont attribué une influence omnipotente, en méconnaissant