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erronée peut-être à notre point de vue, mais à coup sûr originale. C’est là, en toutes choses, un suprême mérite, et, dans ce cas particulier, un mérite d’autant plus éclatant que nous en avons profité, et qu’il constitue toute la supériorité de la civilisation moderne sur l’ancienne romanité. Celle-ci n’avait rien inventé, n’avait fait que prendre, tant bien que mal, et de toutes mains, des résultats des produits d’ailleurs flétris par le temps. Nous, nous avons créé des conceptions nouvelles, nous avons fait une civilisation, et c’est au moyen âge que nous sommes redevables de cette grande œuvre. L’ardeur féodale, infatigable dans ses travaux, ne se borne pas à persévérer de son mieux dans l’esprit conservateur des barbares pour ce qui touche au legs romain. Elle ressaisit encore, elle retouche incessamment ce qu’elle peut retrouver des traditions du Nord et des fables celtiques ; elle en compose la littérature illimitée de ses poèmes, de ses romans, de ses fabliaux, de ses chansons, ce qui serait incomparable si la beauté de la forme répondait à la richesse illimitée du fond. Folle de discussion et de polémique, elle aiguise les armes déjà si subtiles de la dialectique alexandrine, elle épuise les thèmes théologiques, en extrait de nouvelles formules, fait naître dans tous les genres de philosophie les esprits les plus audacieux et les plus fermes, ajoute aux sciences naturelles, agrandit les sciences mathématiques, s’enfonce dans les profondeurs de l’algèbre. Secouant de son mieux la complaisance pour les hypothèses où s’est complue la stérilité romaine, elle sent déjà le besoin de voir de ses yeux et de toucher de ses mains avant que de prononcer. Les connaissances géographiques servent puissamment et exactement ces dispositions, et les petits royaumes du XIIIe siècle, sans ressources matérielles, sans argent, sans ces excitations accessoires et mesquines de lucre et de vanité qui déterminent tout de nos jours, mais ivres de foi religieuse et de juvénile curiosité, savent trouver chez eux des Plan-Carpin, des Maundeville, des Marco-Polo, et pousser sur leurs pas des nuées de voyageurs intrépides vers les coins les plus reculés du monde, que ni les Grecs ni les Romains n’avaient même jamais eu la pensée d’aller visiter.