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trop persuadés de leur impuissance, ou bien vivaient de leur mieux en sachant s’accommoder au temps, ou bien, et c’étaient les plus noblement inspirés, abandonnaient le monde à sa décrépitude et s’en allaient demander à la pratique de l’héroïsme catholique et au désert le moyen de se dégager sans faiblesse d’une société gangrenée. L’armée encore était un asile pour ces âmes froissées, un asile où l’honneur moral se conservait sous l’égide fraternelle de l’honneur militaire. Il s’y trouva en abondance des sages qui, le casque en tête, le glaive au côté et la lance à la main, allèrent par cohortes, sans regrets, tendre la gorge au couteau du sacrifice.

Aussi, quoi de plus ridicule que cette opinion, cependant consacrée, qui attribue à l’invasion des barbares du Nord la ruine de la civilisation ! Ces malheureux barbares, on les fait apparaître au Ve siècle comme des monstres en délire qui, se précipitant en loups affamés sur l’admirable organisation romaine, la déchirent pour déchirer, la brisent pour briser, la ruinent uniquement pour faire des décombres !

Mais, en acceptant même, fait aussi faux qu’il est bien admis, que les Germains aient eu ces instincts de brutes, il n’y avait pas de désordres à inventer au Ve siècle. Tout existait déjà en ce genre ; d’elle-même, la société romaine avait aboli depuis longtemps ce qui jadis avait fait sa gloire. Rien n’était comparable à son hébétement, sinon son impuissance. Du génie utilitaire des Étrusques et des Kymris Italiotes, de l’imagination chaude et vive des Sémites, il ne lui restait plus que l’art de construire encore avec solidité des monuments sans goût, et de répéter platement, comme un vieillard qui radote, les belles choses autrefois inventées. En place d’écrivains et de sculpteurs, on ne connaissait plus que des pédants et des maçons, de sorte que les barbares ne purent rien étouffer, par ce concluant motif que talents, esprit, mœurs élégantes, tout avait dès longtemps disparu (1)[1]. Qu’était, au physique et au



(1) Au temps de Trajan, on avait déjà contracté l’habitude de se servir des anciennes statues pour glorifier les contemporains. On se contentait de changer les têtes, ce qui épargnait beaucoup de peine et d’invention. — Voir, entre autres, la statue de Plotine, du musée du

  1. (1) Au temps de Trajan, on avait déjà contracté l’habitude de se servir des anciennes statues pour glorifier les contemporains. On se contentait de changer les têtes, ce qui épargnait beaucoup de peine et d’invention. — Voir, entre autres, la statue de Plotine, du musée du Louvre, n° 692. (Clarac, Manuel de l’Histoire de l’Art, 1re partie, p. 238.) — Pétrone parle plusieurs fois de la profonde décadence des arts et surtout de la peinture, causée par l’amour exclusif que ses contemporains avaient pour le lucre : « Nolito ergo mirari, si pictura deficit, quum omnibus diis hominibusque formosior videatur massa auri, quam quidquid Apelles, Phidiasve, Græculi delirantes, fecerunt. » (Satyr., LXXXIX.)