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manière. Au contraire, après avoir reçu le sang de mères orientales et d’affranchis grecs ou syriens, le marchand, devenu chevalier, riche de son trafic ou de ses extorsions, ne comprenait rien, pour sa part, aux mérites de l’austérité primitive. Il voulait jouir en Italie de ce que ses ancêtres méridionaux avaient créé chez eux, et il l’y transportait. Il poussa du pied sous sa table le banc de bois où s’était assis Dentatus ; il remplaça de telles misères par des lits de citronnier incrustés de nacre et d’ivoire. Il lui fallut, comme aux satrapes de Darius, des vases d’argent et d’or pour contenir les vins précieux dont se repaissait son intempérance, et des plats de cristal pour servir les sangliers farcis, les oiseaux rares, les gibiers exotiques que dévorait sa fastueuse gloutonnerie. Il ne se contenta plus, pour ses demeures particulières, des constructions que les gens d’autrefois eussent trouvées assez splendides pour héberger les dieux ; il voulut des palais immenses avec des colonnades de marbre, de granit, de porphyre, des statues, des obélisques, des jardins, des basses-cours, des viviers (1)[1], et, au milieu de ce luxe, afin d’animer l’aspect de tant de créations pittoresques, Lucullus faisait circuler des multitudes d’esclaves désœuvrés, d’affranchis et de parasites dont la servilité bassement intéressée n’avait rien de commun avec le dévouement martial et la sérieuse dépendance des clients d’un autre âge.

Mais, au milieu de ce débordement de splendeurs, persistait une souillure singulière qui, pour l’opinion même des contemporains, s’attachait à tout, enlaidissait tout. La gloire et la puissance, le pouvoir de faire des profusions et la volonté de s’y abandonner appartenaient, la plupart du temps, à des gens inconnus la veille (2)[2]. On ne savait d’où sortaient tant d’opulents personnages (3)[3], et tour à tour, soit que ce fussent



(1) « Quid enim premium prohibere et pliscum ad morem recidere aggrediar ? Villarumne infinita spatia ? familiarum numerum et nationes ? argenti et auri pondus ? æris tabularumque miracula ? » (Tac., Ann., III, 53.)

(2) Am. Thierry, la Gaule sous l’adm. rom. Introd., t. I, p. 145.

(3) Petron., Satyr., XXXVII : « Uxor, inquit, Trimalchionis, Fortunata

  1. (1) « Quid enim premium prohibere et pliscum ad morem recidere aggrediar ? Villarumne infinita spatia ? familiarum numerum et nationes ? argenti et auri pondus ? æris tabularumque miracula ? » (Tac., Ann., III, 53.)
  2. (2) Am. Thierry, la Gaule sous l’adm. rom. Introd., t. I, p. 145.
  3. (3) Petron., Satyr., XXXVII : « Uxor, inquit, Trimalchionis, Fortunata appellatur, quæ « nummos modio metitur. » — « Ipse nescit quid habeat adeo zaplutus (Ζάπλουτος) est. » — « Argentum in hostiarii illius plus jacet quam quisquam in fortunis habet. Familia vero babæ ! babæ ! non me hercules puto decumam partem esse quæ dominum suum novit, etc., etc. » — XXXVIII : « Reliquos autem collibertos ejus cave contemnas, valde succosi sunt. Vides illum qui in imo imus recumbit ? Hodie sua octingenta possidet ; de nihilo crevit ; solebat collo modo suo ligna portare. »