Page:Gobineau Essai inegalite races 1884 Vol 2.djvu/158

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Aussitôt, pour expliquer cette assertion, les gens qui ne veulent voir partout que des civilisations importées, se tournent vers les Massaliotes. C’est leur grande ressource quand ils ne peuvent fermer les yeux sur la réalité d’un état de choses étranger à la barbarie dans les pays celtiques. Mais leur hypothèse n’est pas plus admissible cette fois que dans tant d’autres occasions où la saine critique en a fait justice.

Si les Massaliotes avaient eu le pouvoir d’agir sur les idées des nations galliques d’une manière assez constante, assez puissante, assez générale pour répandre partout l’usage de leur alphabet, à plus forte raison auraient-ils fait accepter les formes séduisantes de leurs armes et de leurs ornements. Cette victoire eût été certainement la plus facile de toutes. Cependant ils n’y réussirent pas. Lorsque les nations de la Gaule imaginèrent de copier les monnaies grecques, elles cédèrent à un sentiment d’utilité positif qui leur révélait tous les avantages attachés à l’unité du système monétaire ; mais, au point de vue artistique, elles s’y prirent avec une maladresse et une grossièreté qui montrent de la manière la plus évidente combien elles connaissaient peu les intentions du peuple dont elles cherchaient à contrefaire les œuvres, et le peu de fréquentation intellectuelle qu’elles avaient avec lui. Une race n’emprunte pas à une autre son alphabet sans lui prendre quelque chose de plus, des croyances religieuses, par exemple, et précisément les druides ne voulaient pas entendre parler de l’écriture. Donc l’écriture, chez les Celtes, n’était dépositaire d’aucun dogme. Ou bien, quelquefois, à défaut de doctrines théologiques, il pourrait être question d’importations littéraires. Nul écrivain de l’antiquité n’en a jamais remarqué la moindre trace (1)[1]. Enfin, cet usage de l’alphabet si répandu, si fort



(1) Je dois dire que Strabon, venant au-devant de cette objection, affirme que les Gaulois écrivaient leurs contrats en grec, non seulement avec les caractères, mais même dans la langue de l’Hellade : Τὰ συμβόλαια ἑλληνιστὶ γράφουσι (Strab., IV.) — Mais, soit dit avec tout le respect possible pour l’autorité de Strabon, cette assertion n’est guère recevable. Si les Celtes avaient à tel point sympathisé avec les Grecs, qu’ils eussent fait de l’idiome de ces derniers l’instrument

  1. (1) Je dois dire que Strabon, venant au-devant de cette objection, affirme que les Gaulois écrivaient leurs contrats en grec, non seulement avec les caractères, mais même dans la langue de l’Hellade : Τὰ συμβόλαια ἑλληνιστὶ γράφουσι (Strab., IV.) — Mais, soit dit avec tout le respect possible pour l’autorité de Strabon, cette assertion n’est guère recevable. Si les Celtes avaient à tel point sympathisé avec les Grecs, qu’ils eussent fait de l’idiome de ces derniers l’instrument ordinaire de leurs transactions de toute nature, ils eussent mérité, non pas le nom de barbares, que les écrivains classiques ne leur ménageaient pas, mais celui de philologues, d’érudits consommés ; encore n’ai-je connaissance d’aucun docte personnage, soit ancien, soit moderne, pas même Scaliger, qui se soit amusé à passer des actes civils, par-devant notaire, dans une langue savante. Tout ce qu’il est possible d’accorder, c’est que Strabon, ou plutôt Posidonius, aura vu entre les mains de quelques négociants massaliotes des cédules grecques tracées par ces derniers, et souscrites par des commerçants gaulois.