Page:Gobineau Essai inegalite races 1884 Vol 1.djvu/57

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

C’est que la nation tout entière croyait à ses dieux, regardait Socrate comme un novateur coupable, et voulait voir juger et condamner Anaxagore. Mais, plus tard ?... Plus tard les théories philosophiques et impies réussirent-elles à pénétrer dans les masses populaires ? Jamais, dans aucun temps, à aucun jour, elles n’y parvinrent. Le scepticisme resta une habitude des gens élégants, et ne dépassa pas leur sphère. On va objecter qu’il est bien inutile de parler de ce que pensaient des petits bourgeois, des populations villageoises, des esclaves, tous sans influence dans la conduite de l’État, et dont les idées n’avaient pas d’action sur la politique. La preuve qu’elles en avaient, c’est que, jusqu’au dernier soupir du paganisme, il fallut leur conserver leurs temples et leurs chapelles ; il fallut payer leurs hiérophantes ; il fallut que les hommes les plus éminents, les plus éclairés, les plus fermes dans la négation religieuse, non seulement s’honorassent publiquement de porter la robe sacerdotale, mais remplissent eux-mêmes, eux, accoutumés à tourner les feuillets du livre de Lucrèce, manu diurna, manu nocturna, les emplois les plus répugnants du culte, et non seulement s’en acquittassent aux jours de cérémonie, mais encore employassent leurs rares loisirs, des loisirs disputés péniblement aux plus terribles jeux de la politique, à écrire des traités d’aruspicine. Je parle ici du grand Jules[1]. Eh quoi ! tous les empereurs après lui furent et durent être des souverains pontifes, Constantin encore ; et, tandis qu’il avait des raisons bien plus fortes que tous ses prédécesseurs pour repousser une

  1. César, démocrate et sceptique, savait mettre son langage en désaccord avec ses opinions lorsque la circonstance le requérait. Rien de curieux comme l'oraison funèbre qu'il prononça pour sa tante : « L'origine maternelle de ma tante Julia, dit-il, remonte aux rois ; la paternelle se rattache aux dieux immortels ; car les rois Marciens, dont fut le nom de sa mère, étaient issus d'Ancus Marcius, et c'est de Vénus que viennent les Jules, race à laquelle appartient notre famille. Ainsi, dans ce sang, il y avait tout à la fois la sainteté des rois, les plus puissants des hommes, et l'adorable majesté (cerimonia) des dieux, qui tiennent les rois eux-mêmes en leur pouvoir. » (Suétone, Julius, 5.)

    On n'est pas plus monarchique ; mais aussi, pour un athée, on n'est pas plus religieux.