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en devançant leur embarcation, et, de temps en temps, sûrs de la rattraper, poussant une pointe dans quelques clairières. Ce fut ainsi que Moreno eut des occasions de s’apercevoir que la contrée forestière, traversée par le Rioni, n’est nullement aussi déserte qu’il en avait d’abord eu l’impression. De temps en temps, lui et son camarade voyaient sortir brusquement des fourrés quelques bandes effarées de petits porcs, très-semblables à des marcassins, noirs, avec des soies longues et dures, aux jambes fines, brusques, lestes, agiles et jolis, au point de se faire renier par tous leurs congénères d’Europe. Ce petit monde, à l’aspect des étrangers, s’enfuyait à toutes jambes à travers les taillis et faisait découvrir une case carrée en bois cachée sous les arbres, envoyant vers le ciel la fumée bleuâtre de son foyer, et habitée toujours, il faut le dire, par des êtres, hommes, femmes, enfants, sur lesquels le don de la beauté a été aussi libéralement répandu que les haillons de la misère. Depuis qu’il existe des sociétés humaines, on sait que les populations de la vallée du Phase sont belles. On leur a prouvé ce qu’on en pensait en les enlevant, en les vendant, en les adorant, en les massacrant, parce que les hommes, pris en masse ou en particulier, n’ont pas reçu du ciel d’autre façon de démontrer leur amour. Après tout, il est certain que cette beauté ne peut pas être considérée comme fatale, puisqu’il est sorti des forêts du Phase et des misères de ses cahutes tant de reines fameuses et puissantes,