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des puits. Nos rues sont étroites et le puits est juste au milieu. Jamais on n’a pensé à l’entourer d’un mur comme dans les villes d’Europe, de sorte qu’il s’ouvre à fleur de terre, disposition beaucoup plus commode. Quand, pour une cause ou pour une autre, il se tarit, on ne s’amuse pas à le combler, ce qui prendrait trop de temps et donnerait trop de peine. On le couvre de deux ou trois planches, et, avec le temps, la terre s’accumule dessus. Naturellement, les planches pourrissent, des pieds maladroits les font s’effondrer, et, partout ailleurs que dans notre pays, un passant, un enfant, un animal quelconque s’abîmerait à chaque instant dans le vide et irait se tuer au fond du trou. Chez nous, c’est rare, parce que le Dieu très-bon et très-miséricordieux qui nous a dispensés de réfléchir à beaucoup de choses, prend soin de nous épargner les conséquences fâcheuses que pourrait avoir notre confiance en lui. Pourtant on ne peut jurer que quelqu’un ne disparaisse parfois dans l’abîme. Kassem avait un pareil abîme dans un coin de sa cervelle ; il ne le connaissait pas lui-même ; il venait d’y tomber. Il était au fond ; il s’y agitait et ne devait pas en sortir.

D’ailleurs, il n’y songeait en aucune façon. Saisi, serré par ce qui s’était emparé de son imagination, de son intelligence, de son cœur, de son âme, par ce qui en maîtrisait toutes les puissances, il n’avait pas l’idée d’y résister ; et non-seulement il se laissait faire, mais il se laissait dévorer avec passion. Bref,