— Tais-toi, lui répondit brusquement Assanoff, tu ne sais ce dont tu parles ! Il est des choses que tu ne peux pas connaître ! Certes, je suis un lâche, je suis un misérable, et le dernier des hommes est cet infâme coquin de Djemiloff, qui vient de danser avec moi, il n’est pas moins avili, quoiqu’il ait dansé comme un homme ! Mais, vois-tu, il y a pourtant des moments encore où, si bas qu’on ait le cœur, on le sent qui se relève, et le jour n’est pas venu où un tatare verra danser les filles de son pays sans que des larmes de sang se forment sous sa paupière !
Des larmes de sang se formaient peut-être là où disait Assanoff ; mais comment le savoir ? Ce qui est certain, c’est que, de vrai, de gros pleurs roulaient sur sa joue. Il les essuyait rapidement d’une main, avant qu’on eût eu le temps de les remarquer, quand il se sentit prendre l’autre ; il se retourna et vit Omm-Djéhâne. Elle lui dit rapidement, en français :
— Cette nuit ! deux heures avant le destèh ! à ma porte ! ne frappe pas !
Elle s’écarta aussitôt ; quant à lui, cette parole d’une belle personne, d’une personne qui avait passé jusqu’alors pour insensible et parfaitement invincible, et qui était comme la gloire des danseuses de la ville, précisément parce qu’elle consentait peu à montrer ses talents, cette charmante parole le rendit subitement à la civilisation que, depuis quelques minutes, il paraissait oublier d’une façon si complète, et, passant son bras sous celui de Moreno, il entraîna l’officier espagnol à quelques pas et lui murmura dans l’oreille :
— Peste ! je suis un heureux coquin ! J’ai un rendez-vous !
— Avec qui ?
— Avec la Fleur des Pois ! Je te raconterai tout demain. Mais, attention ! Il ne faut plus que je me grise !
— Non ! il me semble que tu as assez perdu la tête comme cela, ce soir.
— La tête ! le cœur ! les sens ! l’esprit par dessus le marché ! La bonne histoire ! la bonne histoire ! J’en ferai mon brosseur de cette