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rien à faire qu’à laisser la destinée jouer à son aise avec sa proie. Chaque jour révélait aux deux amants quelque individualité nouvelle, les unes tragiques comme celle du poète, grotesques et fortes comme celle de la Triestine, touchante comme cette autre que voici ou digne d’attention comme celle qui vient après.

Lucie remarquait près de sa tente, chaque matin, un petit ménage composé du mari, de la femme et d’un enfant. Le mari pouvait avoir une vingtaine d’années et la femme quatorze ou quinze ans. Elle ne manquait jamais de saluer Lucie, et, bien qu’elle ne pût parler avec elle, elle se faisait comprendre par des signes, et ces signes étaient les plus aimables et les plus gracieux du monde. Le mari s’empressait de rendre les petits services qu’il pouvait à ses deux voisins de campement. Il avait à baisser la tente, à la plier, à charger les mulets, et cela, sans façons obséquieuses, et avec cette bonne grâce et cette gaieté naturelles, partage des Orientaux qui savent vivre. Il raconta lui-même son histoire à Valerio  :

— Je m’appelle, lui dit-il, Redjèb-Aly et je suis d’un village aux environs de Yezd. Cette femme, qui est la mienne, est aussi ma cousine ; nous avons été élevés ensemble, et nos parents avaient, dès notre naissance à tous deux, résolu de nous marier. Il y a deux ans, et comme ce projet allait s’exécuter, la jeune fille tomba malade et chacun vit bien qu’elle allait mourir. Le médecin juif ne le cacha pas ; elle n’en avait plus que pour quelques heures, et quand je la vis sur sa couche, pâle et expirante, son père et le mien, sa mère et la mienne, pleurant, sanglotant et jetant des cris à fendre l’âme, je ne pus supporter ce spectacle ; je l’embrassai sur la bouche, pour lui dire adieu à elle et à toutes mes espérances, et je m’élançai dans la rue. Comme je franchissais le seuil de la maison, et, que les yeux aveuglés par les larmes, je ne voyais pas ce que je faisais, je me heurtai contre quelqu’un qui me saisit brusquement dans ses bras.

— Qu’as-tu ? me dit-il, d’une voix rauque.

— Laissez-moi, répondis-je avec colère, je ne suis pas en humeur de parler à personne.