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habilement sur le piano des valses et des contredanses. C’était plus qu’il n’en fallait pour assurer le bonheur domestique d’Osman Pacha. Ce bonheur était complet. La Hanoum, la dame, s’habillait à l’européenne et ne portait que des modes de Paris qu’elle faisait également porter à ses deux enfants, une fille et un garçon. Elle s’ennuyait à Erzeroum. Elle aurait voulu aller aux théâtres, au bal, au bois de Boulogne, aux courses de Chantilly, aux soupers du Café anglais. Le Journal des Modes lui avait révélé l’existence de ce monde enchanté et elle en rêvait. Pour les Asiatiques civilisés, l’idéal de la vie intelligente est, chez les hommes, la vie du club et, chez les femmes, celle du demi-monde. Osman Pacha et Fatmèh-Hanoum furent ravis de voir arriver Valerio et Lucie. C’était une distraction.

Elle ne dura que peu de jours. Erzeroum n’est pas une ville attrayante. Placée sur un plateau nu et élevé, les rues y sont livrées aux vents, froides, entourées d’une plaine maussade et stérile. Là, il pleut constamment ; le ciel y est gris. Valerio n’y resta que juste le temps de s’entendre avec le chef de la caravane qui partait pour la Perse et auquel il avait l’intention de confier sa destinée. Il congédia ses zaptyés, qui ne devaient pas l’accompagner plus loin, et, étant tombé d’accord avec le maître des muletiers, il annonça son départ à Osman-Pacha et prit congé de lui. Lucie en fit autant, dans le harem, à l’égard de Fatmèh-Hanoum. Ce furent de grandes expressions de regrets, beaucoup de larmes et des embrassements sans fin ; puis, vers deux heures de la nuit, Valerio et Lucie, avec deux domestiques musulmans, prirent congé de leurs aimables hôtes et se mirent en chemin pour aller s’associer à leurs futurs compagnons de route.

La caravane, comme c’est l’usage, avait quitté la ville depuis deux jours et était campée à une demi-heure du faubourg. Elle était considérable. À la clarté de la lune, on apercevait des lignes de mulets et de chevaux attachés par le pied à des piquets et mangeant l’orge du matin ; on allait partir. Des feux étaient allumés ça et là ; les ballots de marchandises s’élevaient comme des espèces de murailles et formaient en plusieurs endroits des cellules, dont les propriétaires