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magiques, que l’enchanteur Atlant et ses pareils faisaient naître d’une parole magique, pour la plus grande gloire de la chevalerie. Avant que les Croisés eussent considéré d’aussi étonnantes architectures, il n’était pas possible que l’imagination du poëte le plus dédaigneux de la vraisemblance pût en amuser l’esprit d’auditeurs qui n’y auraient pas cru. Des courtines énormes ; à leurs flancs des mousharabys sculptés, entassés les uns sur les autres, des tours portant des faisceaux de tourelles, guirlandés de clochetons ; des donjons travaillés comme de la dentelle, des portes qui s’ouvrent sur l’immensité, des fenêtres d’où il semble qu’on pût voir jusqu’au plus profond des cieux, et tout cela énorme, avec une délicatesse et une élégance inouïes, voilà ce qui se présente aux regards, et, je le répète, au-dessous, flottent les nuages, tandis que le soleil miroite amoureusement sur les plates-formes festonnées d’innombrables créneaux.

Les amants arrivés à Erzeroum y furent reçus à bras ouverts par le gouverneur. C’était un Kurde. Il avait été élevé à Paris, au collège, et avait passé quelque temps à Constantinople, dans les bureaux de la Porte ; nommé secrétaire à la légation de Berlin, il s’y était arrêté trois ans pour être transféré comme ministre dans une cour secondaire. On l’avait fait revenir ; il avait été kaïmakam à Beïbourt, et depuis un an, il était pacha d’Erzeroum. C’était un homme de bonne compagnie, médiocrement musulman, mais, en revanche, nullement chrétien ; sa confiance dans l’avenir de son gouvernement et de son pays ne s’étendait pas loin ; il croyait peu au mérite et surtout à la réalité des réformes ; mais il croyait avec force à la nécessité de rendre sa position personnelle la meilleure possible. Ses habitudes européennes n’avaient nullement étouffé ses instincts asiatiques ; ceux-ci, à leur tour, ne cherchaient pas à trop réagir contre l’acquis et l’éducation. Il aimait les soins délicats de la toilette, bien qu’il ne fût plus jeune ; il avait le goût des fauteuils et des meubles de Paris ; il s’entourait volontiers d’albums et surtout tenait à ce que sa table fût servie comme s’il avait vécu en plein faubourg Saint-Honoré. À cette fin, il entretenait un cuisinier et un maître d’hôtel français. Il était