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l’ennemi. Il ne pouvait imaginer combien de temps son père parviendrait à tenir bon ; il savait, au contraire, de façon certaine, que la maison finirait par être forcée ; sur ce qui se passerait alors, il ne s’interrogeait pas, et son courage et sa gaieté étaient tenus debout par la certitude d’avoir un refuge assuré, où, pendant des semaines, il resterait caché avec son trésor, sans que celui-ci courût aucun risque.

Mais quand il vit que son oncle lui manquait et qu’il était dans la rue, et qu’il ne savait où aller, et qu’il n’avait pas un endroit sur la terre, non, pas un endroit dans l’univers entier où Djemylèh pût être à l’abri de l’injure et de la mort, lorsqu’au contraire, il sentit, aux frissons de sa chair, aux angoisses de son âme, que l’injure, la vengeance couraient après la passion de sa vie, après la fille charmante qu’il emmenait et dont il était si tendrement aimé, qu’il aimait, lui, à en mourir, et que la mort, l’injure, allaient atteindre cette merveille sacrée, tout-à-l’heure, peut-être avant une minute ; qu’elles tournaient, peut-être, à ce moment, le coin de la rue où il était, là, avec elle, ne sachant que devenir, alors il ne sentit pas son courage s’éteindre, non, il ne sentit pas cela, mais il s’aperçut que ce courage s’alanguissait, s’étonnait, se raidissait, et quant à sa gaieté, elle disparut.

Djemylèh, tout au contraire. Elle regarda son amant, et le voyant pâle :

— Qu’as-tu ? lui dit-elle, ne suis-je pas avec toi ? Ma vie n’est-elle pas dans la tienne ? Si l’un de nous meurt, l’autre ne va-t-il pas mourir tout de suite aussi ? Qui nous séparera ?

— Personne ! répondit Mohsèn. Mais, toi, toi, toi, devenir malheureuse ! Toi, frappée !

À cette pensée, il cacha son visage dans ses mains et se mit à pleurer amèrement. Elle écarta gentiment les doigts mouillés de larmes, crispés sur le front et sur les joues qu’elle aimait, et jetant les bras autour du cou de Mohsèn :

— Non ! oh ! non ! non ! continua-t-elle, ne pense pas à moi seule, pense à nous deux, et tant que nous sommes ensemble, tout est bien !