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un grand corps, ces vastes couloirs emmêlés, où s’alignent les boutiques des marchands, assis, fumant, répondant à leurs pratiques du haut des petites plates-formes, sur lesquelles sont rangées les étoffes de l’Inde, de la Perse, de l’Europe, tandis que, au long de la voie tortueuse, non pavée, raboteuse, tantôt étroite, parfois très-large, circule la foule des Banians, des Ouzbeks, des Kurdes, des Kizzilsbashs s’entassant les uns sur les autres, achetant, vendant, courant, formant groupes. Des files de chameaux se succèdent sous les cris de leurs conducteurs. Ça et là passe à cheval un chef richement vêtu, entouré de ses hommes, qui, le fusil sur l’épaule, le bouclier sur le dos, écartent rudement les passants et se font place. Ailleurs un derviche étranger hurle un mot mystique, récite des prières, demande l’aumône. Plus loin, un conteur, assis sur les talons dans une chaise de bois grossier, retient autour de lui un auditoire excité, tandis que le soldat, serviteur d’un prince ou d’un grand, ou simplement cherchant fortune, comme était Mohsèn, passe silencieux, jetant un regard de mépris sur ces gens de rien et timidement évité par eux. La vie est bien différente, en effet, pour eux et pour lui. Ils peuvent rire : rien que les coups ne les blessent ou les affectent. À moins d’un hasard, ils vivront longtemps : ils sont libres de gagner leur vie de mille manières ; toutes leur sont bonnes ; personne ne leur demande ni sévérité d’allures, ni respect d’eux-mêmes. L’Afghan, au contraire, pour être ce qu’il doit être, passe son existence à se surveiller lui et les autres et, toujours en soupçon, tenant son honneur devant lui, susceptible à l’excès et jaloux d’une ombre, il sait d’avance combien ses jours seront peu nombreux. Ils sont rares les hommes de cette race, qui, avant quarante ans, n’ont pas reçu le coup mortel, à force d’avoir atteint ou menacé les autres.

Enfin, le jour inclina sous l’horizon, et les premières ombres s’étendirent dans les rues : les terrasses supérieures étaient seules encore dorées par le soleil. Les muezzins, tout d’un accord, se mirent, du haut des mosquées, grandes et petites, à proclamer la prière d’une voix stridente et prolongée. Ce fut, comme de coutume, un cri général