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volontiers, et nous partîmes couverts de bénédictions. Après quelques autres plaisanteries du même genre, qui, toutes, tournèrent à notre profit, à notre amusement et à notre gloire, nous fîmes enfin notre entrée dans la capitale, par la porte de Shimiran, et nous allâmes, un beau matin, nous présenter à notre serheng, le colonel Mehdy-Khan.

Nous saluâmes profondément ce grand personnage, au moment où il traversait la cour de sa maison. Le vékyl, qui le connaissait déjà, nous présenta, Khourshyd et moi, et fit, en forts bons termes, l’éloge de notre bravoure, de notre soumission et de notre dévouement à notre chef. Le colonel parut enchanté de nous et nous envoya aux casernes avec quelques bonnes paroles. Je me trouvai dès lors incorporé dans le 2e régiment du Khamsèh.

Il faut avouer, pourtant, que certains côtés de l’existence militaire ne sont pas gais du tout. Ce n’est rien que de perdre sa solde, et, au fond, puisque les vizirs mangent les généraux, j’avoue qu’il me paraît naturel que ceux-ci mangent les colonels, qui, à leur tour, vivent des majors, ceux-ci des capitaines et les capitaines de leurs lieutenants et des soldats. C’est à ces derniers à s’ingénier pour trouver ailleurs de quoi vivre, et, grâce à Dieu, personne ne le leur défend. Mais le mal, c’est qu’il y a des instructeurs européens, et tout le monde sait qu’il n’est rien de brutal et d’inepte comme l’un ou l’autre de ces Férynghys. Ils ont toujours à la bouche les mots d’honnêteté, de probité et prétendent vouloir que la paie du soldat soit régulièrement acquittée. Cela, en soi, ne serait pas mauvais ; mais, en revanche, ils voudraient faire de nous des bêtes de somme, ce qui serait détestable, et, franchement, s’ils devaient réussir dans leurs projets, nous serions tellement à plaindre que la vie ne vaudrait plus rien. Ils voudraient, par exemple, nous forcer à demeurer effectivement dans les casernes, à y coucher chaque nuit, à rentrer et à sortir précisément aux heures que leurs montres leurs indiquent. De sorte que l’on deviendrait absolument comme des machines, et on n’aurait plus même la faculté de respirer qu’en mesure : ce que Dieu n’a pas voulu. Ensuite, ils nous feraient tous, sans distinction, venir sur la