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Mon père, que j’aimais infiniment, était doué de trop de tact pour se mêler de ma conduite. Il m’avait fait arranger, au rez-de-chaussée de l’hôtel, un délicieux appartement et m’y laissait complétement libre ; il avait ses affaires, j’avais les miennes ; jamais il ne m’a refusé d’argent, et, quand nous étions à Paris, l’un et l’autre, nous dînions assez souvent ensemble.

Bien qu’il ne voulût pas se montrer officiellement dans la direction de ma vie, mon père, cependant, y joua quelque rôle, par cela seul qu’il me confia aux soins intelligents de notre cousin de Hautebraye, un des hommes les plus sérieux que j’aie jamais rencontrés.

Celui-ci me dit :

— Vois-tu, Louis, je ne te ferai pas de capucinades. Il faut comprendre la vie comme elle est. Tu as une belle fortune. Amuse-toi, mais ne la mange pas. Ne commets pas la sottise immense d’entrer dans la vie active par les grandes portes pourvues sur leurs frontons d’inscriptions comme celles-ci : École militaire ; Ponts et chaussées ; Affaires étrangères ; Magistrature. Cela te mènerait tout simplement à être capitaine à quarante ans, à pleurer pour la croix et à servir de volant à une certaine quantité de raquettes maniées par un plus ou moins grande nombre de pleutres, tes supérieurs éternels, et, de plus, chaque révolution nouvelle t’accuserait d’avoir dévoré la sueur du peuple. Pas de ces sottises-là ! Je vais te faire recevoir aux Moutards. Tu y trouveras des gens qui te présenteront à ce qu’il importe de connaître. Dîne avec tout le monde, soupe avec tout le monde. Ne sois pas trop sage, cela ennuie ; ne sois pas vicieux, cela effraye ; ne sois pas spirituel à tout propos, cela blesse ; impose de suite l’idée que tu n’es pas facile à attraper, cela donne un air capable ; et puis laisse venir. Mais, pour rien au monde,