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mon maître, dans cet horrible moment où mon angoisse atteignait un sommet qu’elle ne saurait guère dépasser. Je verrai toujours, dis-je, cette taille si noble et si imposante, ce beau front chauve et légèrement rosé, ces longues moustaches blondes descendant aux deux côtés de la bouche en ondulant, ces yeux bleus fixés sur les miens, et me couvrant du feu de leur indignation. Je me réveillai. Je me fis l’effet de sortir d’un cauchemar.

— Altesse, si je n’étais pas un fou, je serais un misérable ; mais je suis un fou !

— Et un méchant fou, s’écria Jean-Théodore avec une colère mal contenue, plus méchant et plus fou que vous n’avez l’air de vous en douter !

Si ! je m’en doutais. Aux absurdes sentiments qui m’avaient conduit là, je sentais que l’orgueil blessé était tout prêt, tout disposé à répandre ses sorties violentes. Mais un instinct moins bas parlait encore, cependant, au fond de cette conscience dévoyée, et je l’entendais murmurer : Il ne te manque plus que d’être insolent.

La sueur me couvrait le visage. Les larmes roulaient dans mes yeux. J’aurais voulu que le prince me poignardât ; en tombant, j’aurais eu du moins le droit de lui dire… de lui dire quoi ? J’avais tort partout et en tout !

— Oui, vous êtes méchant, continua Jean-Théodore, plus méchant que tous les autres dont je suis entouré, et, comme eux, vous êtes lâche. Oseriez-vous, sans cause, sans prétexte que celui d’un amour ridicule que peut-être même vous ne ressentez pas, envahir la maison d’un de vos égaux ? Oseriez-vous l’espionner ? Oseriez-vous, sciemment, déclarer à la femme aimée d’un de vos amis que vous l’aimez ? Vous savez bien que non ! Cet homme vous châtierait ; il aurait le droit, le devoir de le faire, et chacun lui donnerait raison. Mais, moi, que puis-je pour me dé-