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Mon Dieu, oui ! que voulez-vous ? En êtes-vous à vous apercevoir que je suis né sans l’ombre de discernement ? Ces choses-là, ridicules, ineptes, odieuses en tout temps, en toutes occasions, sont du moins compréhensibles, sinon excusables de la part de quelqu’un qui aime. Mais que pouvez-vous en penser quand c’était moi qui m’abandonnais à une pareille ignominie, moi qui n’aimais pas, et qui haïssais au contraire, et qui méprisais (oh ! avec quelle plénitude de fureur je la méprisais !) et qui méprisais, je le répète, cette femme, en définitive sans beauté, sans grâce, sans sincérité, sans bonté ; bah ! disons la vérité tout entière, sans honneur, évidemment ! et qui ne valait pas la peine qu’on la vît passer dans sa perversité !

Ce n’est pas que j’attachasse à ce qu’elle pouvait faire ou dire la moindre importance ; il s’en fallait de tout ! Mais j’étais bien aise, j’étais curieux, par pure fantaisie, de toucher du doigt la mauvaise foi et la méchanceté de ce monstre. Elle ne m’aimait pas ? Elle avait bien raison, certes, et grandement ! Moi non plus, je ne l’aimais pas ! Mais le prince venait de l’appeler à un rendez-vous, là, sous mes yeux mêmes, et cet odieux Lehne remportait la réponse !

Vous me direz certainement… Qu’est-ce que vous me direz que je ne me sois pas dit ? Je n’en descendis pas moins les escaliers sur les pas de cet homme. Je le vis traverser la place ; je le suivis dans la rue du Marché, il tourna à droite, comme je m’y attendais bien ! entra dans la rue Frédéric et, par une petite porte, s’insinua dans le palais.

Je fus très-content de ma perspicacité, et cette épreuve m’amusa beaucoup. Mais ce n’était pas fini ; ce n’était pas tout ! Un rendez-vous assigné de la sorte, avec une telle précipitation, n’était certainement pas pour le lende-