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cette conversation, lorsque la comtesse venant derrière moi, me toucha légèrement le bras gauche de son éventail :

— Venez ! que je vous dise un mot !

M’incliner d’abord, la suivre ensuite dans le petit boudoir tendu en moire grise, ce fut une minute.

— Nous n’avons pas beaucoup de temps à nous, murmura-t-elle en s’asseyant ; mettez-vous ici ; écoutez et ne m’interrompez pas.

Elle me regardait fixement et d’un air à la fois sérieux et bon :

— Je suis une coquette. J’ai voulu vous tourner la tête hier au soir et j’y ai réussi. Je parle de votre tête, poursuivit-elle avec un sourire triste, et pas du tout de votre cœur, bien que vous ayez fait semblant de me l’offrir. Vous ne m’aimez pas le moins du monde ; je ne sais si c’est heureux ou malheureux, mais je ne vous aime pas non plus ; nous y appliquerions tous nos efforts, l’un et l’autre, que nous n’y réussirions guère ; cependant je parviendrais trop aisément à vous faire beaucoup de mal. Je ne veux pas. C’est un jeu déloyal, j’ai eu tort de le commencer ; il n’est pas trop tôt pour le finir. Levez-vous, partez, ne revenez jamais ici, et souvenez-vous, si vous avez toute la valeur que je vous suppose, de la preuve sincère d’estime et d’amitié que vous recevez de moi en ce moment.

J’étais abasourdi. La comtesse me serra la main et quitta le boudoir. Dans ce même instant et comme je figurais assez bien un homme qui, précipité violemment à dix brasses sous l’eau, remonte à la surface et n’a pas encore eu le temps de reprendre haleine, je vis le chambellan de Lehne se glisser dans le salon, en poussant sa petite taille en avant de l’air discret à lui particulier et cherchant de