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Presque à mon insu, la musique que faisait ma sœur parvenait à mes sens troublés et servait de thème à de nouvelles divagations. Liliane jouait comme une enfant qui n’a encore rien senti, et je comprenais ce qu’elle savait produire à ce que j’avais entendu la veille et qui m’avait tant déplu d’abord et tant enivré ensuite ! Je me sentis très-malheureux.

En réalité, elle m’aime, pensai-je. Que ce soit un caprice de cette imagination blasée et malade, c’est probable. Mais enfin elle m’aime, et les caprices contrariés, que deviennent-ils dans ces âmes étranges ? Quelquefois des passions, et quels excès…

Je n’osai pas penser plus loin.

— Tu es bien absorbé ce soir, me dit Liliane.

— Est-ce que ce matin ton père t’a contrarié ? demanda ma mère en me regardant par-dessus ses lunettes.

— Nullement ; j’ai une migraine affreuse, et je vais me coucher.

Je les embrassai l’une et l’autre et me retirai dans ma chambre. Il était dix heures. Ma mère m’apporta de l’infusion de violettes. Je posai la tasse sur la commode et me déshabillai pour me mettre au lit ; une demi-heure après, j’entrais chez la comtesse. Elle avait beaucoup de monde et j’en fus désespéré.

Je m’assis dans un coin et restai là sans rien dire à personne, peut-être un bon quart d’heure. Mais, subitement, la réflexion me vint que, pour peu que les yeux de quelqu’un tournassent de mon côté, mon air accablé prêtait aux commentaires. Je me levai donc brusquement, m’efforçai de donner à mon visage l’expression la plus insouciante et la plus délibérée, et m’avançant vers le conseiller intime de Tropf, je lui demandai avec insistance des nouvelles de son violoncelle. Nous étions lancés dans