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Le professeur Lanze, sérieux comme à son ordinaire et mangeant presque sans rien dire, absorbé dans ses pensées scientifiques, mon excellente mère, avec son bonnet à coques de rubans roses et sa robe verte, ma sœur Liliane, avec son air doux et tranquille, n’y furent certainement pour rien. Néanmoins, tout changea ; je me sentis triste jusqu’à la mort, et je vis apparaître dans la chambre obscure de mon esprit deux rayons d’une lumière intense qui me parurent s’entortiller autour de mon cœur et lui causer une sorte de cruel bonheur. C’étaient les yeux de la veille auxquels les miens s’étaient tenus attachés si longtemps ! D’où cette sensation fatale me revenait-elle ? Pourquoi l’avais-je oubliée ? Comment se pouvait-il qu’une si horrible obsession m’eût fait grâce pendant tant d’heures ?

Le dîner terminé, mon père sortit et alla passer la soirée au palais ; ma mère se mit à tricoter ; Liliane s’assit au piano. Je m’enfonçai dans un fauteuil et pris un roman. Je ne lisais pas.

J’étais effrayé de mon injustice. J’en arrivais à haïr la comtesse ! Elle me semblait odieuse ; ses regards, qui ne se détachaient pas des miens, me faisaient indignement souffrir et jusque dans la moelle de mes os. Quelle folie, quelle frénésie était la mienne ! Qu’est-ce que cette femme m’avait fait, après tout, pour la détester de la sorte ? Elle avait été aimable, bonne affectueuse, tendre, et je lui avais dit que je l’aimais.

Le lui ai-je dit ? Oui, je crois que je lui ai dit : Je vous aime !

Et comme je ne pouvais pas me délivrer de ses regards, je répétais machinalement en moi-même : Je t’aime ! je t’aime ! au moment où je me blâmais de la détester si fort !