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là, que l’on connaisse sa mère, sa sœur, ses filles, ce sont des obligations auxquelles on ne peut pas se soustraire ; mais, de son propre choix et de son libre arbitre, qu’on se laisse approcher par une de ces créatures, sauf celle dont les usages, la loi, les bonnes mœurs, vous forcent à faire votre compagne, suivant l’expression reçue, c’est ce qui me passe !

— Mais aussi, ce qui doit vous rassurer, mon père, c’est que, comme nous n’avons jamais été galants dans la famille, et que je ne sache pas mon sang dégénéré sous ce rapport, vous n’avez à craindre nulle folie de ma part. Je vous prie seulement de tranquilliser le prince à mon endroit.

— Je vais le faire dès aujourd’hui.

L’entretien n’alla pas plus loin. Mon père reprit sa lecture, et moi je sortis pour me rendre à mon atelier.

J’étais sûr de ne pas aimer du tout madame Tonska ; si je ne pensai qu’à elle toute la journée, ce fut pour me féliciter de m’être si complétement tenu à l’écart du péril, et surtout d’avoir un tel rival qu’en tout cas un abîme existait entre elle et moi. J’étais dans une sorte d’excitation qui me rendait le travail facile. Ce qui est curieux, c’est que, de même que j’avais dormi la nuit passée fort paisiblement et, à mon réveil, songé à elle sans aucune souffrance, je ne m’occupais de ce qui la concernait qu’en gros, et les incidents de la soirée tourbillonnaient dans ma tête, tous ensemble, ne me présentant que des formes indistinctes.

Je rentrai à la maison vers huit heures pour souper, et quand je trouvai dans le salon mon père, ma mère et ma sœur Liliane, j’étais dans la disposition la plus gaie du monde.

Comment se fit-il que mon esprit changea peu à peu ?