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feignit de ne pas m’entendre et, se laissant tomber dans un fauteuil auprès de la cheminée, il appuya sa tête sur une main, et, me tendant l’autre, me dit brusquement : Bonsoir ! à demain ! Et, comme j’avais déjà ouvert la porte et allais la franchir, il me rappela vivement et s’écria : Lanze ! Lanze ! Tout réfléchi, laisse Conrad en repos et ne lui dis rien. Voilà ce qui m’est arrivé hier au soir. Le prince était visiblement ému ; je le connais trop pour m’y méprendre, et, malgré sa recommandation, j’ai jugé utile de te raconter cette scène pour que tu m’apprennes ce que je dois en penser.

Avant de rapporter quelle fut ma réponse, il est nécessaire de faire connaître les rapports existant entre mon père et le prince régnant de Wœrbeck-Burbach. Ils ont été élevés ensemble dès le berceau, comme leurs pères l’avaient été et leurs grands-pères auparavant, et, pour tout expliquer d’un trait et n’y plus revenir, sachez qu’en 1494, un certain Samuel Lanze, architecte et sculpteur employé aux travaux de la cathédrale de Cologne, devint une sorte de favori du comte immédiat de l’Empire Jean de Wœrbeck, partagea plus tard la prison de ce seigneur enfermé par Charles-Quint dans la grosse tour de Nuremberg, se maria le même jour que lui, le même jour eut un fils, Sébald Lanze, qui devint prédicateur de la cour, et ne quitta jamais non plus Guillaume de Wœrbeck, fils de Jean, qui précède. Depuis lors, les générations des Wœrbeck et des Lanze se sont toujours suivies sans jamais se séparer ; ce n’est pas assez dire : sans qu’il se soit passé un seul jour de leur vie où les Wœrbeck et les Lanze n’aient échangé quelques paroles. On a vu quelquefois et même assez souvent des membres de la famille régnante se porter à des sentiments très-condamnables de haine ou de jalousie ; mais un Wœrbeck qui n’ai-