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risques à courir, je la laissai croire ce qui avait des apparences.

— Pourquoi ne voulez-vous pas m’aimer ?

Je le répète : cette question n’avait d’autre but que d’arranger une retraite, et si, en ce moment, je calculais quelque chose, c’était, et rien de plus, de ne pas lui paraître offensant et de conserver son amitié. Elle me répondit en me saisissant la main :

— Ne prenez pas trop à cœur mes paroles : je ne puis vous aimer parce que je ne suis pas libre, bien que je n’appartienne à personne, entendez-vous bien ?

Je ne saurais affirmer que cet aveu m’ait blessé ; mais il m’égratigna, et je m’écriai avec amertume :

— Ah ! je sais !… C’est donc vrai !… le prince ?…

— Que vous importe ? répliqua la comtesse durement.

Je m’inclinai sur sa main pour la baiser, d’abord afin de demander mon pardon, ensuite pour dissimuler un sourire ; car, de seconde en seconde, il me semblait que je revenais à moi, et je fus plus sûr que jamais de conserver ma liberté. Je m’enhardis, et, poussé par un certain sentiment de rancune, car madame la comtesse m’avait fait rudement trébucher, je me mis à jouer la comédie et je murmurai :

— Le prince !… Contre un prince on ne lutte pas !

— Allez-vous-en ! il est tard, me dit madame Tonska ; allez, Conrad, ne pensez plus à tout ceci. C’est un enfantillage. Je vous aime bien ; je viens de vous en donner la preuve. Il y a longtemps que je vous aime, ingrat ! mais ne me demandez pas ce que je ne peux pas donner.

— J’ai du moins votre sympathie ?

— Tout entière ! Mais allez !… allez ! Déjà plus de minuit ! Si l’on s’en doutait ! Passez par la petite rue !