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méthode ne me plurent ; j’y trouvai de la dureté et une affectation de largeur qui me rappela le théâtre. Rien n’est plus funeste au charme de la musique de salon qu’un effet semblable. Pourtant j’étais de si bonne humeur, si excité, si disposé à trouver tout bien, que je me révoltai contre ma sensation, et je me dis :

« Les partis pris sont ineptes quand ils sont portés au point où m’entraîne ma défiance contre cette bonne et charmante femme ! Il est constant qu’elle chante comme peu de personnes en sont capables. Jouissons-en, et ne soyons pas imbécile ! »

Je m’assis à côté de la cantatrice. Peu à peu mes fausses impressions cédèrent au charme que j’éprouvais. Soit que mon esprit morigéné se tût et laissât libres mes sensations, soit que je parvinsse réellement à saisir ce qu’il y avait de vraiment beau dans ce que j’entendais, je fus frappé, ému. Quand madame Tonska voulait finir, je la suppliais de recommencer ; elle me fit connaître les airs les plus nouveaux pour moi, des airs serbes, cosaques, tcherkesses ; elle me fit entrer et planer dans le monde le plus fantastique, le plus étrange ; je n’avais jamais rien imaginé de semblable ! Elle chantait, et, tout en même temps, elle causait. Elle était ravissante ; de sa personne et de ses cheveux noirs, tordus en tresses, s’échappaient des aromes d’un parfum subtil et inanalysable, qui épaississaient autour de moi une atmosphère magique ; ses adorables mains, d’une forme allongée et exquise, d’une blancheur solide comme celle du marbre, si vivantes, si agiles, si adroites, me donnaient des vertiges en courant sur l’ivoire du piano. Vraiment, je n’étais plus bien à moi ! Les chants des Serbes m’avaient fait errer dans les forêts de l’Herzégovine où les descriptions de la comtesse m’avaient conduit ; j’avais traversé les steppes de