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jouirai avec plénitude. Si ce bonheur ne m’arrive pas, je me consolerai, et, n’ayant rien à me reprocher, je vivrai en paix avec moi-même. Dans toutes les hypothèses possibles, soyez-en sûre, la femme la plus attachée à mes intérêts ne pourrait me donner du talent, si j’en manque, et comme je ne suis jamais découragé, parce que jamais je ne présume de moi beaucoup au delà du vrai, je ne voudrais ni ne pourrais donner à personne l’ennui de soigner un pauvre être souffrant des enflures douloureuses de la vanité.

— Alors, donc, je ne vous consolerai pas ! s’écria la comtesse en riant de bon cœur. Je l’imitai et lui offris mon bras, car on venait de nous annoncer le dîner.

Nous fûmes extrêmement gais à table ; n’étant que nous deux, tous seuls, nous parlâmes de différentes personnes de la société, et, comme j’étais assez content de la manière dont je me maintenais vis-à-vis de ma belle adversaire, je me laissai aller, après la victoire, plus que je n’avais fait encore depuis les premiers jours de notre connaissance. Je m’amusais beaucoup ; elle paraissait s’amuser également ; je trouvai délicieux ce vin de Tokay dont elle avait parlé à Lucile ; je m’animai, et quand, sortis de table, nous fûmes revenus dans le petit salon, je me mis au piano, pendant qu’on apportait le café, et jouai à la comtesse une valse de ma composition, dont je lui offris la dédicace, qu’elle accepta avec beaucoup de remercîments et me présentant en échange une tasse de café, sucrée par ses belles mains sur mes indications précises, données en même temps que je plaquais des accords.

Au bout d’un instant, madame Tonska prit ma place et se mit à chanter. On m’avait beaucoup parlé de sa voix ; jusqu’alors je ne l’avais pas entendue. Ni le timbre, ni la