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voulus pas qu’elle s’en pût apercevoir, et je répondis froidement.

— Il serait assurément convenable de vous concéder tout ceci ; mais, pardonnez-moi, je suis sincère et ne me masquerai pas. De tous les maux que vous étalez sous mes yeux, je n’en connais aucun ! Il se peut que, plus tard, un jour, je ne sais quand, mon tempérament ou mon caractère soient atteints par quelqu’une de ces misères ; aujourd’hui, je n’en trouve pas en moi le moindre germe. Il paraît que ce sont des éventualités possibles et redoutables. J’en ai beaucoup entendu parler ; j’ai eu des compagnons fortement préoccupés des symptômes qu’ils en découvraient en eux. Les livres, surtout, me paraissent pleins de lamentations à cet égard, et il en résulterait qu’un artiste est, à peu de chose près, une sorte de convulsionnaire toujours au moment de se pâmer pour des défaillances ou des découragements tombant de l’air. J’ai considéré, je vous l’avoue, ces sortes de questions comme l’histoire du perce-oreille qui entre dans la tête des enfants endormis sur l’herbe avec l’intention arrêtée de leur perforer le cerveau. Je n’ai réellement jamais vu de cerveaux perforés par les perce-oreilles, et les artistes anéantis sous les souffrances morales et supernaturelles, nées de leur sensibilité, auraient mieux fait, je crois, et plus modestement, de s’avouer qu’ils manquaient de force, de verve, d’imagination ou d’intelligence, et qu’ils n’étaient que des moitiés, des quarts, des diminutifs d’artistes. J’ai produit beaucoup de mauvaise sculpture dans ma vie ; aussitôt que je m’en suis aperçu, j’ai tâché de me corriger. Je travaille comme je peux, autant que mon naturel m’en rend capable ; je m’efforce d’apprendre. Si je m’élève jamais jusqu’à un chef-d’œuvre, j’en bénirai le ciel, et, certainement, j’en