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rons encore ; mais savez-vous que nous y étions à leurs côtés, et pensez-vous que jamais nous quittions cette place ? Ce qui est grand nous plaît ; dès lors, quand nous aimons et plus nous aimons, plus notre penchant est invincible à y porter nos idoles afin de dresser leurs temples au milieu des splendeurs !

— Quant à moi, repartis-je en riant, je ne suis pas Polonais et, par conséquent, je n’ai aucune chance de devenir jamais un libérateur. L’occasion dût-elle même s’en offrir, aurais-je le droit de songer à des ambitions si vastes ? Je suis un pauvre homme, je l’avoue, et, probablement, cette tâche ne me séduirait pas.

— Vous avez un autre emploi dans ce monde, me répliqua madame Tonska avec un sourire, et pourvu que vous exécutiez de belles œuvres, on n’a rien à vous demander. Mais croyez-vous que les conseils ou les encouragements d’une amie puissent vous être inutiles dans la voie laborieuse où vous marchez ? Êtes-vous sûr de vous ? N’avez-vous jamais connu le découragement ? Voyez-vous toujours également clair dans votre âme ? Ne craignez-vous jamais d’être au-dessous de vous-même, de vouloir et de ne pouvoir pas, de pouvoir et de ne vouloir plus, de manquer d’inspiration ou de science ? Ne redoutez-vous aucune de ces maladies intérieures qui ont paralysé et perdu tant de penseurs, ou qui les ont fait vivre dans le désespoir, dans l’ennui, et que, sans doute, le dévouement d’une femme aurait détruites, ou prévenues, ou du moins adoucies ?… Enfin, pour une âme en quelque sorte prophétique, comme doit l’être celle d’un artiste, n’estimez-vous pas que ce soit un bien que d’être soutenu, dans les profondeurs de l’éther, par ce séraphin brillant et puissant qui est l’affection ?

Je fus ému à l’entendre parler de la sorte ; mais je ne