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qui n’a pas le caractère réfléchi et calculé d’un devoir, emprunte une douceur et une noblesse incomparables à cela seul qu’il est une abnégation complète. Nous sommes anéanties dans l’être aimé, parce que nous sommes heureuses de l’être ; nous ne voyons rien au-dessus de ce que nous chérissons ; peut-être avons-nous tort de transformer ainsi la créature en un Dieu dont toutes les pensées sont bonnes et les actes justes, par cela seul que pensées et actes émanent de lui ; mais convenez aussi qu’un tel travers, et si vous le voulez, un tel vice ne saurait être condamné par celui qui en profite.

— Vous m’étonnez un peu, répondis-je ; j’étais disposé à croire, au contraire, et sur des exemples frappants, que, nulle part, l’esprit de domination n’était plus ordinaire aux femmes qu’en Russie et en Pologne, et non pas une domination exercée dans la sphère domestique ou n’ambitionnant que le domaine des affections, ce qui serait compréhensible ; non ! je parle d’une tyrannie s’établissant sur les terrains les plus réservés à l’homme par la façon de voir admise dans tous les pays et dans tous les temps. Ainsi, par exemple, n’est-il pas notoire que les dames polonaises sont passionnées par les questions politiques ? N’ont-elles pas joué, en maintes occasions, les rôles les plus décisifs dans les conspirations, les révolutions ? Et les mères, les filles, les sœurs, les épouses, les maîtresses, n’ont-elles pas jeté sciemment les existences suspendues à la leur, au fond des cachots qui les ont dévorées, dans l’exil qui les a éteintes, au-devant de la balle qui a percé tant de poitrines ?

— C’est vrai, répondit la comtesse, et elle me regarda d’un œil étincelant : nous aimons les grandes choses et, pour tout dire, l’héroïsme nous est familier. Nous avons envoyé nos hommes au-devant des périls, et nous le fe-