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ma vie puisse être saturée désormais, je n’oublierai jamais combien cette journée me parut délicieuse ; elle restera pour moi comme une image du plus saisissant bonheur.

En arrivant dans le salon, la comtesse riait avec une gaieté d’enfant.

— Je vous ai reconquis, me dit-elle (et son regard semblait me demander pardon de ce que ce mot pouvait avoir de blessant pour mon orgueil), je vous ai reconquis, mais uniquement pour vous prouver à l’avenir que j’ai un bien meilleur caractère que vous ne supposez. Nous n’allons pas rester ici. Ce grand salon, ne le trouvez-vous pas trop majestueux pour nous deux, tout seuls ?

Elle me prit par la main et m’entraîna, comme si j’eusse résisté, dans un boudoir tendu en moire grise. Elle s’assit sur une causeuse.

— À côté de moi, dit-elle, et elle tapotait la place qu’elle me destinait.

— Vous me permettrez bien d’ôter mon chapeau ?

— Je vous en prie, comtesse !

— Jean, faites descendre Lucile.

Lucile était la femme de chambre française. La comtesse l’avait auprès d’elle depuis dix ans.

— Mon enfant, dit madame Tonska à la camériste, pendant qu’elle lui remettait avec son chapeau son ombrelle et tirait ses gants et les lui donnait, tu diras en bas que je suis sortie pour toute la journée…, pour toute la journée et toute la soirée !… Tu entends bien ?… Toute la soirée aussi !… Puis, tu avertiras Prévot que monsieur dîne ici et qu’il nous fasse quelque chose de bon… Voyons, monsieur Lanze, qu’aimez-vous le plus… Voulez-vous ?… Voyons, aide-nous, toi, Lucile !

— Ma foi ! moi, madame, je ne sais pas ! répondit Lucile en riant.